
MAINTENANT [NY] : à la recherche de la ville huit point zéro
Pierre Cazaux-Ribère
P
Elle, la ville des villes ! Oui, elle existe, mais on ne la voit pas. Instant de fugace nostalgie. J’ai mis un disque sur la platine, de cette musique triste et solennelle qui chaloupe comme la démarche d’un homme seul, et d’un coup m’est revenu le spleen de cette ville-là.
Première séquence : le bus, masse de ferrailles rivetées, s’élance mollement. Dans la brume de chaleur et les vapeurs d’essence brûlée, rendue encore plus irréelle par le vert lugubre des vitres teintées, j’entrevois l’image furtive de la Grosse Pomme, loin, très loin, comme de l’intérieur d’un rêve livide, et cette image se grave à jamais sur ma rétine.
Pierre Cazaux-Ribère
P
Elle, la ville des villes ! Oui, elle existe, mais on ne la voit pas. Instant de fugace nostalgie. J’ai mis un disque sur la platine, de cette musique triste et solennelle qui chaloupe comme la démarche d’un homme seul, et d’un coup m’est revenu le spleen de cette ville-là.
Première séquence : le bus, masse de ferrailles rivetées, s’élance mollement. Dans la brume de chaleur et les vapeurs d’essence brûlée, rendue encore plus irréelle par le vert lugubre des vitres teintées, j’entrevois l’image furtive de la Grosse Pomme, loin, très loin, comme de l’intérieur d’un rêve livide, et cette image se grave à jamais sur ma rétine.
Maisons de bois des banlieues noires. Alignement de limousines sous les grand eucalyptus des banlieues aisées. Enchevêtrement de parcs tirés au cordeau et de terrains vagues. Le film défile lentement, au rythme des embouteillages. Peu à peu, il prend de l’ampleur et de la signification. Au pied des entrepôts et jusque sous les ponts, tantôt en contre-bas de la route tantôt la surplombant, un cimetière suiffeux s’infiltre démesurément dans tous les interstices de la ville. À perte de vue, la ville des morts précède celle des vivants, et c’est hallucinant, sur des kilomètres et des kilomètres, ce chaos de stèles sombres surmontées parfois d’angelots dérisoires ! Ainsi jusqu’à la bouche béante du tunnel qui relie la ville au reste du monde.
C’est comme une naissance ; on n’a pas choisi de respirer, mais il le faut bien ! On ne sait rien du monde mais peu à peu on va s’éveiller, on va se laisser emporter par le tourbillon. Au tout début, comment s’en dépêtrer ? Comment échapper à la nausée d’être-là ? À la peur ne pas être à la hauteur ? Incertain comme un nouveau-né, je rode dans le hall de la gare routière. Je révise fiévreusement mes leçons de géographie urbaine. J’écoute avec angoisse battre mon cœur et puis je me calme. J’admets. Et j’apprends à marcher.
C’est comme une naissance ; on n’a pas choisi de respirer, mais il le faut bien ! On ne sait rien du monde mais peu à peu on va s’éveiller, on va se laisser emporter par le tourbillon. Au tout début, comment s’en dépêtrer ? Comment échapper à la nausée d’être-là ? À la peur ne pas être à la hauteur ? Incertain comme un nouveau-né, je rode dans le hall de la gare routière. Je révise fiévreusement mes leçons de géographie urbaine. J’écoute avec angoisse battre mon cœur et puis je me calme. J’admets. Et j’apprends à marcher.
Travelling avant :
un Escalator en contre-plongée qui mène vers la lumière impitoyable. Des murs de briques cradingues qui ferment l’horizon. La chaleur... wouf... qui irradie à travers l’asphalte bouillant, qui inonde jusqu’à la moelle. De tous côtés, la perspective vertigineuse des avenues qu’il va falloir enfiler ! La boussole s’affole. Les yeux nulle part n’osent se fixer. Putes fanées, enfants tatoués, flics égarés, marchands de hot-dogs ou d’oranges pressées, arnaqueurs au bonneteau devant leurs tables de carton, gros bras qui tordent des barres d’acier, dealers en bandes qui ricanent, flâneurs immobiles au regard torve : le peuple de la rue ! Navigation nerveuse, marche somnambulique et déjà désaxée : je redoutais les regards, je voulais fuir la promiscuité hasardeuse de cette multitude effarante qui débordait des trottoirs. J’avais la trouille, et tout le monde s’en foutait ! Se foutait tellement de ce qui n’était pas la vie, maintenant, sur ce bout de trottoir, qu’il n’y avait que deux choses à faire : foutre le camp daredare par le premier avion, ou bien se mettre à aimer ça ! Alors, je suis arrivé à mon hôtel. Hôtel Carter, il s’appelait, 250 West Quarante-Troisième rue. Et c’était comme ça : avec de la moquette rouge qui sent la poussière et la pisse, un vieux groom chinois et de grands ascenseurs qui se bloquent entre les étages. Ma chambre est au quinzième étage, aile sud. Au fond de l’interminable couloir, une pancarte lumineuse crépite : EXIT. Les portes sont peintes couleur sang de bœuf. À l’intérieur, trois verrous et une chaîne que j’accroche chaque nuit. Un vénérable néon clignote le long de la façade. Il teint de pourpre les lits défaits et les corps humides. La climatisation déglinguée ne donne pas grand chose, aussi je laisse la rumeur puissante de la ville monter jusqu’à ma fenêtre ouverte, et comme je me penchais pour humer le parfum épais de la nuit qui s’insinuait au dessus des terrasses et des citernes de bois, la rue, au fond du précipice, m’a appelé ; alors, sans savoir vraiment où j’allais, j’ai replongé parmi les putes tatouées et les marchands d’enfants. Bande son : la respiration de la ville. Un son unique qui mélange les grincements du métro, le cri sourd des klaxons, les stridences de toutes les urgences, le rire des filles, comme ça, en se donnant le bras, le feulement métallique des avions en instance d’atterrissage, la mélodie des voix qui s’interpellent, les musiques qui s’entortillent d’un magnéto à l’autre, d’un block à l’autre. Un peu après, viennent les odeurs : la crasse, chaude et fraternelle, le bitume et les pieds de porc fumants, l’huile des moteurs, l’usure, la sueur ! Et quand tout ça vous est bien rentré dans la peau, vous a bien pénétré par tous les orifices, a bien imprégné chaque centimètre carré de votre peau, quand vous baignez dedans comme dans un bain de goudron, vous levez la tête pour ne pas vous noyer et ce que vous voyez ! Pyramides légères et compliquées dressées entre des entassements de pierre pourpre, compilation de verres, clochetons baroques suspendus entre néons et affiches, milliards de fenêtres, excroissances cubiques de milliards de climatiseurs, murs aveugles, vamps en trompe-l’œil offrant leurs cuisses écaillées... |
L’emphase et la beauté ricochent contre les devantures des boutiques délabrées. Les sirènes tracent leur écho le long des épines dorsales. Les visages se répètent douloureusement, jusqu’à l’extase. Des mômes m’ont insulté en passant. Un maquereau qui les a vu faire – il ne devait pas peser plus de trente-cinq kilos – m’a tendu un bouquet de fleurs pour les excuser, en me souriant de toutes ses dents cassées.
Et la violence et le sang, professeur ? Ne faites pas le malin ! Les tireurs embusqués ? Les gangs latinos ? Le hall des urgences de l’hôpital Bellevue un samedi soir comme celui-ci ? Et les drug-addicts de huit ans qui ont séduit le jury du prix Pulitzer ?
– Dieu m’est témoin que je n’ai pas voulu cela...
Okay, Charly, le professeur va parler de toi ! Écoute bien la parole juste et détachée de celui qui ne fait que passer. Tu le sais bien, Charly, chaleur et benzédrine ne font jamais bon ménage ! Le professeur a vu ! Et ce qu’il a vu, ceux qui le liront le verront aussi.
– Pour sûr, je n’étais pas à mon avantage, mais qu’il y revienne, ce merdeux, et alors, my God...
Septième séquence : je venais juste de me poser dans ce square, affalé à l’ombre d’un grand arbre rugueux et le vent tiédasse ne parvenait pas à sécher ma sueur. Tout autour de moi, des groupes d’étudiants s’affairaient sur leurs livres sérieux, au milieu de zombies qui ronflaient sous leurs chiffons. De vieux noirs en boot-legs jouaient à cent à l’heure de vertigineuses parties d’échecs contre des cow-boys à cheveux longs.
Je venais de penser : on peut devenir parano pour moins que ça, quand c’est arrivé. D’un coup. Sans qu’on sache ni quand ni pourquoi ça avait commencé. Les étudiants ont levé la tête. Les joueurs d’échecs ont suspendu leurs gestes. Deux types s’étaient dressés en hurlant au beau milieu du square. À ma droite, Charly, soixante ans peut-être, crête d’Iroquois d’opérette, muscles flétris sous un gilet de cuir ; à ma gauche un jeune balèze, noir d’ébène, cent-vingt kilos de chair fraîche. Ils se font face et le ton monte. S’ils en viennent aux mains, Charly le sait, il se fera démonter. Mais Charly n’est pas fou, alors il sort le grand jeu : un rasoir est apparu dans sa main. Charly, ne fais le con ! L’air a semblé se solidifier. Les sourires lointains se sont fanés. Un instant, le sort du monde entier est resté suspendu à sa volonté, pouvoir de vie et de mort concentré entre ses doigts dont on attend qu’ils bougent. Mais lorsque... dzing-dzing... très vite, deux coups du plat de la lame ont sifflé dans l’air tendu, aussi légers que la caresse d’une plume sur l’oreille du jeunot, le monde entier a compris qu’il s’agissait d’un avertissement sans frais et que les règles seraient respectées.
Dixième séquence : Gesticulations. Corps jetés à terre. Poings puissants contre lame d’acier. Entrée en scène du chœur des régulières qui tentent de séparer les deux chiens. Rictus mauvais. Deux flics fatigués qui traînaient par là interviennent, flingue en main. Et Charly les voit venir d’un très mauvais œil, et pour sûr sa conscience lui dit qu’il vaudrait mieux les mettre. Alors, prestement il se relève et se volatilise dans la foule. Au milieu du cercle ne reste qu’un jeune mec qui continue d’éructer, humilié mais vivant, qui titube et qui saigne, rêvant peut-être d’une revanche à la loyale ou d’un coup en vache. Pour le prix du sang !
Et la violence et le sang, professeur ? Ne faites pas le malin ! Les tireurs embusqués ? Les gangs latinos ? Le hall des urgences de l’hôpital Bellevue un samedi soir comme celui-ci ? Et les drug-addicts de huit ans qui ont séduit le jury du prix Pulitzer ?
– Dieu m’est témoin que je n’ai pas voulu cela...
Okay, Charly, le professeur va parler de toi ! Écoute bien la parole juste et détachée de celui qui ne fait que passer. Tu le sais bien, Charly, chaleur et benzédrine ne font jamais bon ménage ! Le professeur a vu ! Et ce qu’il a vu, ceux qui le liront le verront aussi.
– Pour sûr, je n’étais pas à mon avantage, mais qu’il y revienne, ce merdeux, et alors, my God...
Septième séquence : je venais juste de me poser dans ce square, affalé à l’ombre d’un grand arbre rugueux et le vent tiédasse ne parvenait pas à sécher ma sueur. Tout autour de moi, des groupes d’étudiants s’affairaient sur leurs livres sérieux, au milieu de zombies qui ronflaient sous leurs chiffons. De vieux noirs en boot-legs jouaient à cent à l’heure de vertigineuses parties d’échecs contre des cow-boys à cheveux longs.
Je venais de penser : on peut devenir parano pour moins que ça, quand c’est arrivé. D’un coup. Sans qu’on sache ni quand ni pourquoi ça avait commencé. Les étudiants ont levé la tête. Les joueurs d’échecs ont suspendu leurs gestes. Deux types s’étaient dressés en hurlant au beau milieu du square. À ma droite, Charly, soixante ans peut-être, crête d’Iroquois d’opérette, muscles flétris sous un gilet de cuir ; à ma gauche un jeune balèze, noir d’ébène, cent-vingt kilos de chair fraîche. Ils se font face et le ton monte. S’ils en viennent aux mains, Charly le sait, il se fera démonter. Mais Charly n’est pas fou, alors il sort le grand jeu : un rasoir est apparu dans sa main. Charly, ne fais le con ! L’air a semblé se solidifier. Les sourires lointains se sont fanés. Un instant, le sort du monde entier est resté suspendu à sa volonté, pouvoir de vie et de mort concentré entre ses doigts dont on attend qu’ils bougent. Mais lorsque... dzing-dzing... très vite, deux coups du plat de la lame ont sifflé dans l’air tendu, aussi légers que la caresse d’une plume sur l’oreille du jeunot, le monde entier a compris qu’il s’agissait d’un avertissement sans frais et que les règles seraient respectées.
Dixième séquence : Gesticulations. Corps jetés à terre. Poings puissants contre lame d’acier. Entrée en scène du chœur des régulières qui tentent de séparer les deux chiens. Rictus mauvais. Deux flics fatigués qui traînaient par là interviennent, flingue en main. Et Charly les voit venir d’un très mauvais œil, et pour sûr sa conscience lui dit qu’il vaudrait mieux les mettre. Alors, prestement il se relève et se volatilise dans la foule. Au milieu du cercle ne reste qu’un jeune mec qui continue d’éructer, humilié mais vivant, qui titube et qui saigne, rêvant peut-être d’une revanche à la loyale ou d’un coup en vache. Pour le prix du sang !
S’il existe une autre dimension de cette violence omnipotente, c’est celle de la solitude absolue. À quelques blocks de là, au coin d’une rue sans ombre, un géant à cheveux blancs se traîne dans le caniveau. Autour de son pantalon, une flaque d’urine, et sur son crâne défoncé juste un petit chiffon souillé. Personne ne s’agenouille en plan serré. Personne pour lui dire que ça va, ça va aller, maintenant, grand-père ! Juste un flic qui en a vu d’autres, appuyé contre sa bagnole, qui le regarde de haut comme il regarderait un scarabée tombé les pattes en l’air. Un grand vide se creuse, vite comblé par le sourire des belles Portoricaines. Oh, somme toute rien que de très humain, l’étrange reflet de sa propre condition : rage, honte, et fascination !
Deux heures de l’après-midi. Les hommes du sud s’épongent le crâne de leur mouchoir immaculé. Un bébé pleure dans sa poussette surchauffée. Protégé du soleil sous son parapluie noir, Mister Ho se presse autant qu’il le peut sur le chemin de son atelier. C’est ainsi, on a beau être gavé, le corps avale, encore et encore ! Des images, des sons, de la chaleur ! Autour de soi c’est toujours pareil, la vie implacable qui se dévide, sans qu’on n’y puisse rien changer ! Je m'arrache pour un temps au spectacle infernal ; un bus déglingué me remonte vers le nord. Tonnerre de ferraille sur la chaussée déglinguée. J’essaie de me replier à l’intérieur de l’étuve graisseuse où tout a un sens, où les corps se frôlent, bougent à l’unisson, où règne un semblant de cohérence. Les blocks défilent. À chaque carrefour : état de siège permanent. Le chauffeur enfile ses lunettes de soleil. Dans l’air vibrant monte la voix de Ian Curtis, celles de Joe Lee Wilson et du saxo de Shepp. Parade grandiose. Défilé en accéléré d’images mémorables, comme celles de nuages que le vent disperse. Les caméras filment de tous les côtés à la fois. Le bus clinquant se faufile sous un plafond d’acier, tout droit vers le paradis de la rue des putes. |
Treizième séquence : quelque part au dernier étage d’un hôtel fatigué. Ils – lui et elle – ont tiré le verrou derrière eux. Ils s’est appuyé un instant contre le battant de la porte, sans bouger, attendant que se calment les palpitations de son cœur au fond de sa gorge de carton. Longuement, il s’est penché sur le robinet qui hoquette et il a bu à longs traits un peu de cette eau tiède au goût de rouille qui monte depuis la terre à travers des centaines de kilomètres de boyaux, tuyaux, canalisations, avant de replonger vers les égouts. Il s’est un peu mouillé la tête et quand il s’est retourné, elle avait fait glisser ses fringues autour de ses pieds. Alors il l’a prise, appuyée contre le lavabo qui couinait, et puis ils ont dormi dans la nuit épaisse.
Quinzième séquence : heure douce et paisible du petit matin. La ville gronde encore – car jamais ne vient le silence ou alors ce serait la mort –, mais sur un mode plus lointain. La rue n’appartient encore qu’à ceux qui s’en vont travailler ou qui dorment sur le trottoir. Temps hors du temps, avant que peu à peu, la chaleur aidant, ne s’emballe à nouveau la machine jusqu’à ces heures infernales de fin d’après-midi où il semble que tout va exploser.
En chemin, il croise d’antiques chars d’assaut tout blanc qui arrosent la chaussée. Ce matin-là, les tours jumelles sont encore debout.
Mouvements de caméra, on allume les projecteurs. La présentatrice relit son plan d’émission. Derrière elle, une carte du monde scintille. Gros plan sur des mouvements de lèvres muettes. Je me perds dans le dédale feutré des couloirs. Pourpre des moquettes. Vert luxuriant des fausses plantes tropicales. Lumière précise, sans ombre. Nul recoin. De lourdes portes de chêne s’entrouvrent un instant mais elles ne livrent aucun secret. Des haut-parleurs invisibles laissent échapper une musique mièvre mais stimulante.
Il fait frais, presque froid et je me sens transparent, invisible, plongé dans un univers hermétique peuplé d’hommes et de femmes surréels qui se ressemblent tous, tendus dans une même assurance, calmes et concentrés, parcourant d’un même pas décidé les circuits codés d’un monde parallèle.
Je note : au 28 mm, ouverture f/11. Perspective rectiligne. Artifice des couleurs. Une femme en tailleur beige entre dans le champ. Ses cheveux blonds se balancent sur son col. Elle signe des papiers en marchant. Temps de pose trop long pour qu’elle n’apparaisse sur la photo. Aurait-elle pu décrypter pour moi ce qui se passe à l’extérieur ? Sur les écrans multiples des postes de contrôle, peut-être son visage bleuté qui se révèle et se répète, rythmé par les vagues de la bande-passante, sous le regard indifférent d’un vigile qui mange des cacahuètes ! Vide brûlant.
Monter jusqu’au sommet de la tour de Babel, c’est se confronter à l’illusion qu’au dessus de la rue règne une harmonie verticale qui transcende la ville, mais ça n’est qu’une grandiose monstruosité factice, un écran de fumée dressé pour se rassurer. Pour écrire la pluralité de la ville, j’avais cru qu’il me suffirait de prendre de la hauteur, que du sommet du monde, je pourrais en saisir l’ordre caché, au delà de l’attraction-répulsion qu’elle m’inspirait et de la puissance des émotions qui m’aveuglaient. Trouver les mots pour surpasser en sens la danse des images ! Quelque chose comme le combat de l’ange contre les forces de l’obscurité ! Au lieu de quoi : la chute d’Icare ! Souvenez-vous de l’orgie-panique, du black-out de juillet 77 : qui peut dire combien – même à ces hauteurs – pensèrent que ces ténèbres seraient éternelles ? Combien – même parmi les plus sages – eurent l’envie frénétique de tuer ou de hurler à la mort ?
Dans le cinéma urbain, le héros – au final un minable de première – se perd toujours dans les méandres de son destin. Manière de rappeler que dans cette ville se paie cash le simple fait de tenter d’exister, punition nécessaire afin que se maintienne tant bien que mal l’équilibre mental de la ville. À tout instant, le cauchemar peut prendre corps. Ville déglingue, épuisée, corps urbain speedé comme un marcheur somnambule, halluciné, suspendu à l’extrême du point limite où tout peut basculer ! Alors, écrire la ville ? Jeu grandiose et vain ! Ici, j’étais repris par l’ordre permanent du présent, placé en lui avec une telle cohérence que j’en étais anéanti.
On raconte qu’aucun bureau ou administration responsable ne possède plus aujourd’hui de plan réaliste sur les infrastructures de la ville ; ça et là, on peut bien soulever une trappe, regarder s’écouler le flot des énergies, maintenir tant bien que mal la circulation des matières et des idées, mais plus personne ne peut dire comment ni pourquoi tout cela fonctionne. Vision globale interdite du fait de la complexité des milliards d’inter-relations tissées par les conduites humaines entre idéaux et compromissions, intentions et conséquences, convictions et renoncements ! Sans parler, lorsqu’on redescend sur terre, de tous ces reflets de pur hasard, irisés dans l’eau souillée des caniveaux ! Et s’il existe bien un sens à cette réalité-là, il reste enfoui au fond de chacun de nous. Ne subsiste qu'un insupportable pressentiment : le mouvement météorique qui conduit nos pas, ouvre sous nos pieds un vide effrayant qui nous subjugue, vers lequel nous nous précipitons. Et c’est ainsi que la ville, illusion de nos illusions, n’existe que pour sa propre destruction.
Le soir, je m’assieds pour dîner dans un petit coffee-shop, juste à côté de l’hôtel. C’est un bout de couloir étroit, encombré d’un bar en zinc et de quelques hauts tabourets recouverts de Skaï vert. Dans un coin, un distributeur de cigarettes et au dessus des percolateurs, une ardoise qui indique l’unique plat du jour, chaque soir identique, servi par une unique serveuse, chaque soir différente. En guise de décoration murale, un climatiseur antique trône au dessus du bar. Il fabrique en grinçant un air trop froid, étrangement parfumé de senteurs aseptiques. Alignées le long de la vitrine, trois tables de Formica complètent le mobilier. C’est là que je m’assieds. De derrière la vitrine sur le monde, le monde paraît compréhensible. Défilé d’images muettes, rassurantes, avec parfois un brusque sursaut d’angoisse, le temps qu’un nouveau client referme la porte. Au bar, les habitués lisent le journal en buvant du café. Ils parlent rarement, ou alors à eux-mêmes, et je leur suis reconnaissant de leur indifférence car je le redis : la chaleur qui crucifie, les kamikaze armés qui croisent, les cibles anonymes que leur paranoïa désigne !
En chemin, il croise d’antiques chars d’assaut tout blanc qui arrosent la chaussée. Ce matin-là, les tours jumelles sont encore debout.
Mouvements de caméra, on allume les projecteurs. La présentatrice relit son plan d’émission. Derrière elle, une carte du monde scintille. Gros plan sur des mouvements de lèvres muettes. Je me perds dans le dédale feutré des couloirs. Pourpre des moquettes. Vert luxuriant des fausses plantes tropicales. Lumière précise, sans ombre. Nul recoin. De lourdes portes de chêne s’entrouvrent un instant mais elles ne livrent aucun secret. Des haut-parleurs invisibles laissent échapper une musique mièvre mais stimulante.
Il fait frais, presque froid et je me sens transparent, invisible, plongé dans un univers hermétique peuplé d’hommes et de femmes surréels qui se ressemblent tous, tendus dans une même assurance, calmes et concentrés, parcourant d’un même pas décidé les circuits codés d’un monde parallèle.
Je note : au 28 mm, ouverture f/11. Perspective rectiligne. Artifice des couleurs. Une femme en tailleur beige entre dans le champ. Ses cheveux blonds se balancent sur son col. Elle signe des papiers en marchant. Temps de pose trop long pour qu’elle n’apparaisse sur la photo. Aurait-elle pu décrypter pour moi ce qui se passe à l’extérieur ? Sur les écrans multiples des postes de contrôle, peut-être son visage bleuté qui se révèle et se répète, rythmé par les vagues de la bande-passante, sous le regard indifférent d’un vigile qui mange des cacahuètes ! Vide brûlant.
Monter jusqu’au sommet de la tour de Babel, c’est se confronter à l’illusion qu’au dessus de la rue règne une harmonie verticale qui transcende la ville, mais ça n’est qu’une grandiose monstruosité factice, un écran de fumée dressé pour se rassurer. Pour écrire la pluralité de la ville, j’avais cru qu’il me suffirait de prendre de la hauteur, que du sommet du monde, je pourrais en saisir l’ordre caché, au delà de l’attraction-répulsion qu’elle m’inspirait et de la puissance des émotions qui m’aveuglaient. Trouver les mots pour surpasser en sens la danse des images ! Quelque chose comme le combat de l’ange contre les forces de l’obscurité ! Au lieu de quoi : la chute d’Icare ! Souvenez-vous de l’orgie-panique, du black-out de juillet 77 : qui peut dire combien – même à ces hauteurs – pensèrent que ces ténèbres seraient éternelles ? Combien – même parmi les plus sages – eurent l’envie frénétique de tuer ou de hurler à la mort ?
Dans le cinéma urbain, le héros – au final un minable de première – se perd toujours dans les méandres de son destin. Manière de rappeler que dans cette ville se paie cash le simple fait de tenter d’exister, punition nécessaire afin que se maintienne tant bien que mal l’équilibre mental de la ville. À tout instant, le cauchemar peut prendre corps. Ville déglingue, épuisée, corps urbain speedé comme un marcheur somnambule, halluciné, suspendu à l’extrême du point limite où tout peut basculer ! Alors, écrire la ville ? Jeu grandiose et vain ! Ici, j’étais repris par l’ordre permanent du présent, placé en lui avec une telle cohérence que j’en étais anéanti.
On raconte qu’aucun bureau ou administration responsable ne possède plus aujourd’hui de plan réaliste sur les infrastructures de la ville ; ça et là, on peut bien soulever une trappe, regarder s’écouler le flot des énergies, maintenir tant bien que mal la circulation des matières et des idées, mais plus personne ne peut dire comment ni pourquoi tout cela fonctionne. Vision globale interdite du fait de la complexité des milliards d’inter-relations tissées par les conduites humaines entre idéaux et compromissions, intentions et conséquences, convictions et renoncements ! Sans parler, lorsqu’on redescend sur terre, de tous ces reflets de pur hasard, irisés dans l’eau souillée des caniveaux ! Et s’il existe bien un sens à cette réalité-là, il reste enfoui au fond de chacun de nous. Ne subsiste qu'un insupportable pressentiment : le mouvement météorique qui conduit nos pas, ouvre sous nos pieds un vide effrayant qui nous subjugue, vers lequel nous nous précipitons. Et c’est ainsi que la ville, illusion de nos illusions, n’existe que pour sa propre destruction.
Le soir, je m’assieds pour dîner dans un petit coffee-shop, juste à côté de l’hôtel. C’est un bout de couloir étroit, encombré d’un bar en zinc et de quelques hauts tabourets recouverts de Skaï vert. Dans un coin, un distributeur de cigarettes et au dessus des percolateurs, une ardoise qui indique l’unique plat du jour, chaque soir identique, servi par une unique serveuse, chaque soir différente. En guise de décoration murale, un climatiseur antique trône au dessus du bar. Il fabrique en grinçant un air trop froid, étrangement parfumé de senteurs aseptiques. Alignées le long de la vitrine, trois tables de Formica complètent le mobilier. C’est là que je m’assieds. De derrière la vitrine sur le monde, le monde paraît compréhensible. Défilé d’images muettes, rassurantes, avec parfois un brusque sursaut d’angoisse, le temps qu’un nouveau client referme la porte. Au bar, les habitués lisent le journal en buvant du café. Ils parlent rarement, ou alors à eux-mêmes, et je leur suis reconnaissant de leur indifférence car je le redis : la chaleur qui crucifie, les kamikaze armés qui croisent, les cibles anonymes que leur paranoïa désigne !

Sans crier gare, de lourds nuages sont montés, enfermant la ville sous une cloche d’acier, suffocante et sulfureuse. Inhumaine densité des sons, proche du silence absolu. Les atomes vivants, rendus fous par la proximité de l’orage se propulsent à cent à l’heure contre les parois du rêve urbain. Miroitement lourd des calandres. Nul ne pense plus. Le stress culmine.
Je relis pour la dixième fois la même phrase de Mickaël Herr. Je pense à mon ami Marco ; à la terreur qui, parfois, nous révèle notre humanité ; à cette guerre pas si lointaine que ça, dans laquelle les états d’âme se confondaient aux mouvements de rotor des ventilateurs. La moiteur infernale des soirs de Saïgon... Et si là-bas était ici ? Je tourne en rond. Entre sacs de voyage, pellicules, draps froissés, fringues, cartes et carnets répandus. Foutre le camp ! Ici, on n’est plus rien
Je relis pour la dixième fois la même phrase de Mickaël Herr. Je pense à mon ami Marco ; à la terreur qui, parfois, nous révèle notre humanité ; à cette guerre pas si lointaine que ça, dans laquelle les états d’âme se confondaient aux mouvements de rotor des ventilateurs. La moiteur infernale des soirs de Saïgon... Et si là-bas était ici ? Je tourne en rond. Entre sacs de voyage, pellicules, draps froissés, fringues, cartes et carnets répandus. Foutre le camp ! Ici, on n’est plus rien

Dernière séquence :il fait nuit rouge et il pleut. Des trombes d’eau s’égouttent le long des corniches tarabiscotées, martelant de nouveaux rythmes. Une eau qui ne lave rien, qui ne délivre pas. Les néons grésillent et fument.
Je scrute la rue, l’asphalte sombre, là-bas au fond de l’abîme, semblable à un fleuve parcouru de frissons, nappé de vapeurs qui se dispersent en lambeaux dans le sillage des limousines. De l’autre côté de la rue, sous la lumière verdâtre d’une lampe de bureau, deux hommes se parlent sans se regarder. Par la fenêtre, je vole une dernière photo. Lumière de plomb. Des toits. Des surfaces. Des fenêtres. Ville de fenêtres. Dans la salle de bain qui sent le moisi, le ruissellement de la douche. Le corps d’une femme qui s’abandonne. La boucle est bouclée. Ultime nuit peuplée de rondes épiques. Ultimes sursauts sous le martèlement des sirènes et la rumeur de la ville qui se noie.
Cependant que s’assemblent les phrases, j’entame une nouvelle étape dans la longue marche à travers le non-sens. Succession de spasmes. Ce que je ressens ? Ni regret ni vanité. Seulement urgence et nécessité.
Je scrute la rue, l’asphalte sombre, là-bas au fond de l’abîme, semblable à un fleuve parcouru de frissons, nappé de vapeurs qui se dispersent en lambeaux dans le sillage des limousines. De l’autre côté de la rue, sous la lumière verdâtre d’une lampe de bureau, deux hommes se parlent sans se regarder. Par la fenêtre, je vole une dernière photo. Lumière de plomb. Des toits. Des surfaces. Des fenêtres. Ville de fenêtres. Dans la salle de bain qui sent le moisi, le ruissellement de la douche. Le corps d’une femme qui s’abandonne. La boucle est bouclée. Ultime nuit peuplée de rondes épiques. Ultimes sursauts sous le martèlement des sirènes et la rumeur de la ville qui se noie.
Cependant que s’assemblent les phrases, j’entame une nouvelle étape dans la longue marche à travers le non-sens. Succession de spasmes. Ce que je ressens ? Ni regret ni vanité. Seulement urgence et nécessité.
Générique de fin : désert de grillages qui enferment le vide. Les réacteurs du 747 grondent à plein régime. Il s’arrache à la pesanteur terrestre et me colle à mon siège. On entre dans le brouillard.
Ici s’entrouvre la mémoire. Ici en un éclair chavire le temps. Ici maintenant, comme hier là-bas. Et dans tous les nerfs qui affleurent, engrangées à jamais, des sensations ambigües. La ville huit point zéro comme une fièvre qui autorise tous les débordements. J’ouvrirai un magazine, et il sera toujours question quelque part d’une fille trop belle, d’une guerre trop réussie, d’une promesse trop bien tenue, et par quelle tortueuse ellipse me reviendra le souvenir de certains visages d’illuminés, certains cris de rage ou d’abandon ? À peine vérifié que tu peux la quitter, la ville te reprend.