— Et maintenant ? Les deux mots rebondissent dans le silence. « Et maintenant ? » Marion a vomi ces mots sur l'épaule de son amie. Elle se mouche involontairement dans son écharpe, les yeux rivés sur la tombe de Christophe. « Et maintenant ? » À part Talita, personne n'a entendu le sanglot visqueux de Marion. La famille, les amis, les proches, les curieux, tous ont quitté le cimetière depuis longtemps, remplacés par un angoissant vide. Le ciel de Toussaint absorbe toutes les formes vivantes dans un blanc aussi opaque que du papier buvard. « Et maintenant ? » Les deux femmes restent immobiles. Leurs corps voûtés ressemblent à des ratures, des gribouillages informes au milieu des allées bien droites. De-ci, de-là, des taches de chrysanthèmes, bleus, rouges, jaunes tentent d’égayer les pierres grises. Marion trouve ces couleurs indécentes. Elle voudrait tout gommer, tout effacer, effacer la mort même si elle pouvait. « Et maintenant ? » La question est trop lourde pour Talita. Elle ne sait que répondre à son amie en deuil. Que dire à une jeune trentenaire qui vient de perdre son amour ? Existe-t-il des mots pour faire oublier l’image d’un homme déchiré par de la tôle et brisé comme du bois mort ? De toute façon, Talita n'a jamais été douée pour les belles paroles et encore moins dans ces circonstances. Alors pour compenser, elle se veut forte. Elle se redresse, porte le poids de Marion, soulève la carcasse de la veuve et mesure sa douleur. Bien droite, elle clame : — Maintenant, on va faire avec. Talita ne soutient pas le corps de Marion. Non. Elle le retient. Marion cherche à basculer, à s’effondrer. Elle veut être un lombric. Elle veut manger la terre et la déféquer, n'être plus qu'un tube décérébré pour ne pas souffrir. Elle veut gratter la terre, creuser jusqu’au cercueil, se faufiler entre les lattes. Elle veut parcourir les membres de Christophe, le pénétrer, se fondre en lui à tout jamais. Elle veut... Le pied de Talita fini par déraper sous le poids du fardeau. Marion tombe un genou à terre. Elle reste un moment prostrée ainsi, la main écorchée par les petits graviers qu'elle fait rouler comme un chapelet. — Faire avec ? Elle réalise que le caveau n'a pas de terre, qu’il est entièrement recouvert de cailloux et de pierres scellées dans du béton. Une chape sur les morts. « Faire avec quoi, putain, avec quoi ? » La question pèse une tonne. Talita plie d’un coup et s’affaisse à côté de sa copine.
*** — Et maintenant, ça va mieux ? Talita a posé la question en ne lâchant pas Marion du regard. La tête légèrement inclinée, elle attend une réponse qui ne vient pas, alors elle poursuit : — Tu es restée combien de temps à la clinique ? Un mois, un mois et demi ? — Le temps de bouffer autant de comprimés que de flageolets un lundi de Pâques... Talita regarde le gras du gigot caché en périphérie de l’assiette sous un reste de tomate. Elle a pratiquement tout mangé comme à chaque fois. — Un deuil, c’est long. Ça prend un an environ. Là, ça ne fait que six mois. C’est normal que tu te sentes encore un peu mal, même avec un traitement. Marion grattouille son trognon de pain. Elle n’a pas envie de parler de son séjour capitonné, de s’étaler sur le deuil, de se livrer. Le silence s’épaissit. Talita le comprend et cherche un sujet plus léger. — J’ai réservé une chambre à Center Park pour l’ascension. Il paraît que c’est super. Marion assemble les miettes de pain sous forme d’un petit tas conique. Talita se dit que c’est peut être ça, « se reconstruire » : édifier une pyramide sur une nappe à carreaux en écoutant une amie. — Et toi, tu as prévu de partir un peu pendant les vacances ? — Sûrement pas Center Park en tout cas. Christophe trouve ça nul. J’irais peut-être à Royan. — Tu ne devrais pas parler de Christophe au présent. Tu te fais du mal. Marion ne relève pas. Depuis un certain temps, une colère froide a pris le contrôle de toutes ses émotions. Elle se sait glaciale malgré elle, alors pour se réchauffer elle se projette dans un futur agréable. Dans ses pensées, Christophe n’est jamais bien loin. Elle pourrait rester des heures à divaguer dans des rêves pour peu que la réalité ne s’invite pas. Royan. Royan. Elle s’imagine traversant un tableau abstrait teinté de bleu et de jaune, les pieds suivant une ligne d’écume. Le serveur passe prendre commande : — Et pour finir, un petit café, mesdames ? — Un déca. — Un café. Talita vide son verre de rouge d’un trait. Elle ne sait comment réveiller Marion, comment lui envoyer la réalité en pleine face sans que ça éclabousse. Elle a envie de dire : « Il est mort, toi pas. Et puis, moi aussi je suis là », mais seul un relent de haricots blancs sort de sa bouche. Elle mâche ses mots et finit par se lancer : — Tu sais, à moi aussi, il me manque. Ça me désole que… — Moi, ce qu’il me désole c’est que Christophe soit mort le jour de la Toussaint. C’est con. C’est comme naître un vingt-cinq ou trente et un décembre. Pendant le réveillon, on pense à peine aux personnes qui fêtent leurs anniversaires. Bah là, c’est pareil. Les gens comme toi pleureront des morts à la Toussaint, tous les morts, pas seulement lui. — Tu n’es pas obligée d’être odieuse ! Le silence qui suit se conclut par un point humide, une larme sur la nappe. Marion s’essuie les joues du revers de la manche, le regard perdu sur le va-et-vient de la rue, la vie qui grouille. Le serveur un peu gêné pose les deux cafés et l’addition sur la table. — Laisse, c’est pour moi, soupire Talita.
*** — Maintenant, il faut aller de l’avant ! Talita proclame cela comme une devise en brandissant bien haut un sac poubelle. Un petit, pas plus de trente litres. Marion le juge immense. — Tu vas voir, ça va te faire du bien de te débarrasser de tout ça. Allez, on commence par l’armoire. Talita se force à être enjouée. Elle est convaincue que la bonne humeur est contagieuse, que le bonheur se manifeste si on le veut vraiment. Marion ne veut pas. Elle se tétanise dans un coin de la chambre. Elle regarde les mains de Talita remplir le sac avec les chemises de Christophe, ses chaussettes, ses caleçons... Marion vit cela comme une intrusion dans son intimité, un geste obscène, un viol. Elle bout. Elle éclate : — ARRÊTE ! — ... — Arrête…S’il te plaît, arrête. — Marion, on en a parlé toutes les deux la semaine dernière. Longuement. Tu étais d’accord, tu te souviens ? — … — Mais regarde autour de toi. Rien n’a bougé dans l’appartement depuis que Christophe est… — ... — Un an, Marion, ça fait un an. Marion dépense beaucoup d’énergie pour que les choses ne bougent pas. Personne ne s’imagine les efforts qu’il lui faut faire pour mémoriser l’emplacement exact des chaussures de pointure 45, passer l’aspirateur et les repositionner scrupuleusement au même endroit, nettoyer la salle de bain sans toucher au gel douche masculin, faire les gestes du quotidien sans effacer la présence de Christophe, même ancienne. Malgré tout ces efforts et son amour, elle sent qu’il manque l’essentiel. L’absence se mesure à de petites choses, une odeur, une chaussette qui traîne, une cuvette relevée… Talita englobe doucement Marion de ses bras potelés. — Tu habites dans le passé, tu penses au conditionnel. Tu ne crois pas qu’il faudrait essayer de conjuguer ta vie au présent. Je sais, ce n’est pas facile, mais je vais t’aider. Marion étouffe, coincée dans la graisse de l’autre. Elle suffoque. Elle se dégage et Talita n’insiste pas. — Voilà ce qu’on va faire. On va y aller par étape, d’accord ? — … — Tu choisis un objet par jour qui a appartenu à Christophe et tu le jettes. Un par jour. Tranquillement. Marion regarde autour d’elle. Il faut choisir un objet, sinon Talita insistera, encore et encore. Choisir pour se débarrasser. Choisir vite. Mais quoi ? Devant l’hésitation, Talita fait une proposition : — Tiens ! ce narguilé. Voilà un truc bien moche. Et puis ça va te faire de la place. Ça mesure combien ? Au moins 80 cm. Et puis, ça doit peser une blinde, en plus. Ho ! oui, dis-donc, c’est en métal. Des gouttes de sueur froide perlent sur le front de Marion. Elle repense à ce voyage en amoureux à Istanbul, le souk, le thé, les loukoums, les rires et les nuits sans fin. — Et pis ça ne sert absolument à rien. À fumer du tabac à la pomme. Hahaha ! C’est aussi con que de chiquer de l’ananas ou de sniffer de la banane. Hahaha ! Allez ! Vire-moi cette horreur. Ils avaient galéré pour ramener ce narguilé dans l’avion. Christophe l’avait protégé dans une serviette de bain. Elle se souvient que la tige dépassait du sac de voyage. — Non. Plutôt ça, propose Marion. Elle lui tend un cendrier en terre cuite offert par sa mère lors d’un noël sans imagination. Talita le dépose dans la poubelle. — Tu vois, ce n’est pas si dur. Il suffit de se lancer. Marion lui sourit maladroitement, avec insistance. Elle est éprouvée. Talita comprend, l’embrasse sur la joue et ajoute : — Je descends la poubelle. La porte à peine claquée, Marion murmure : — Dis, Christophe, tu trouves pas qu’elle a pris du cul ?
*** — Maintenant, ça suffit ! hurle Talita le visage froissé de colère. Son cri contraste avec l’ambiance tamisée. L’appartement ressemble toujours à un musée bien rangé, un lieu aseptisé où l’on passe en spectateur. Dans un coin du salon, un vinyle saute sur sa platine. sol, grrr, sol, grrr — Faut que tu te bouges, merde ! On est le 31 décembre, là. sol, grrr, sol, grrr. Talita est toute chiffonnée dans son chemisier bien repassé. Elle avait choisi une tenue rouge, gaie et luisante mais finalement elle ressemble à un furoncle bien mûr qui se vide de son pus. — Mais regarde-toi. On dirait un zombie. sol, grrr, sol, grrr. Marion dégouline encore sous son peignoir. Elle reste muette, absente. — J’ai tout annulé pour être avec toi ce soir. Je culpabilisais : «elle va pas passer le réveillon toute seule, la petite Marion, et gnagna et gnagna.» Et regarde-moi ça. Encore en peignoir alors que ça fait deux heures que je tape à ta porte. Je t’ai cru morte… Il est vrai que depuis un mois, Marion s’habille au mieux d’une robe de chambre. Mais la plupart du temps, elle est nue dans son bain. Du matin au soir. Elle a pris l’habitude de s’immerger dans de l’eau brûlante parfumée à la lavande, à l’orange ou à d’autres senteurs artificielles. Elle sait que quand elle se glisse dans l’eau, Christophe apparaît. Il la regarde intensément, lui chuchote des mots d’amour et même parfois la touche dans des éclaboussures. — Tu me fais chier ! Talita n’a rien trouvé de mieux pour conclure son exaspération. sol, grrr, sol, grrr…sol, grrr, sol, grrr…sol, grrr, sol, grrr. Marion continue de couler de partout. Elle relève ses yeux délavés et les plante dans ceux de Talita : — Tu vois, ton problème, c’est que tu es jalouse de ma relation avec Christophe. — Mais il est MORT. Tu entends ? MOOOORT ! sol, grrr, sol, grrr. — En fait, personne ne t’aime. Tu as un trouble affectif. Tu veux t’occuper de moi, mais tu es incapable de prendre soin de toi, de vivre ta vie. Moi, je suis avec Christophe, ça me suffit. sol, grrr, sol, grrr. — Mais ma pauvre fille, tu fantasmes. Ton Christophe, c’était pas un saint. Un vrai queutard. Alors, arrête un peu ! sol, grrr, sol, grrr. — Queutard, Christophe ? Haha ! C’est toi qui fantasmes... Je suis sûre que tu t’imagines qu’habillée en rôti de porc, tous les hommes vont succomber. — Le rôti de porc, il t’emmerde. Et ton Christophe, là, il me défonçait le cul dès que tu avais le dos tourné. sol, grrr, sol, grrr… sol, grrr, sol, grrr. Marion est prise de vertige, le sol semble se dérober. Elle manque de s’effondrer mais la colère la maintient debout. Talita poursuit ses coups : — J’ai encore l’empreinte de sa bite sur ma langue à force de le sucer, ma pauvre Marion. sol, grrr, sol, grrr. Marion saisit le narguilé, le lève bien haut avec ses mains rageuses : — MAINTENANT, TU VAS FERMER TA GUEULE.