En 2038, quand un vieux SDF rencontre une poétesse errante... (Théâtre) Marie Lorioux
Personnages : - Anna : une poétesse errante, avatar de la fée Mélusine. - Un vieux SDF : banal monstre urbain à la barbe grise qui porte un bonnet de laine.
* * *
Anna est assise sur un banc public, au bord d'une rivière, chaînes et boulets aux pieds. Près d'elle, un vieux SDF dort profondément, dans un duvet crasseux.
Anna se lève, va au bord de la rivière, contemple les eaux puis murmure : Vous, Léviathan ! Fruit vulnéraire, cinabre... sémillant thaumaturge si sensuel... Vous ! Vos regards en éclats. Rousseur sans égards, rires exhalés, légers, éther... volcanique. Fertile langue subtile. Vous ! Voix brûlée, singulière... me démultipliez... Loin des dystopies fades, agélastes méphitiques et délétères...
Le vieux SDF parle en dormant : Va ! Va ! Avance... ! Des chemins !
Anna s'arrête, écoute puis reprend plus doucement.
Anna : Réminiscence fragile... mes sens... tant d'élans
Le vieux SDF redresse soudain son buste, sans ouvrir les yeux, comme un somnambule : Des chemins multiples !puis se rendort. Un temps.
Anna murmure : Envahie... Léviathan... d'inavouables ailes...Vous êtes mon phénix...
Le vieux SDF hurlant ouvre les yeux : Ha ! Qui êtes-vous ? Qu'est-ce qui se passe ?
Anna : Mais ça va pas, de crier comme ça ! Qu'est-ce qui vous arrive ? D'abord, vous articulez des choses incompréhensibles, puis vous poussez des cris terrifiants !
Le vieux SDF reste silencieux et la regarde.
Anna : Eh Bien ? Dites quelque chose ! Et puis qu'est-ce que vous faites là ? C'est pas votre place, au bord des rivières ! Vous, c'est dans les cités, les métros, ou près des gares : sur les grilles de ventilations chaudes ! (Elle le pousse un peu) Allez ! Oust ! Sur les grilles ! C'est pas pour vous, ici !
Le vieux SDF : Z 'êtes gonflée, vous... Pour une fois, que je m'échappais de la Cité... Moi j'aime bien, aussi, le bruit de la rivière quand j'm'endors... (Un temps) C'est pour qui, alors, ici ?
Anna : Pour les monstres marins... ou les monstres d'eau en général...
Le vieux SDF : Les monstres d'eau ?
Anna : Oui, les sirènes, les poulpes géants, Némo, Méduse, Le Léviathan et la poétesse errante, avatar de la fée Mélusine : moi en l'occurrence !
Le vieux SDF : Ha tiens...
Anna : Mais... vous venez d'où, vous ? On est dans « un parc d'attractions terrestres », ici ! Tout est parfaitement délimité : y'a des ZONES ! la ZUP, la ZEP, la ZRU, la ZPE la ZAC... Bref ici c'est la ZRS !Vous n'êtes pas dans la bonne zone !
Le SDF : La ZRS ?
Anna : Oui, la Zone des Rivières Sensibles. Tout le monde ne peut pas s'y promener ! Faut un laisser-passer pour venir folâtrer au bord des rivières naturelles ! Il faut payer ! Et une petite fortune ! Vous croyez quoi ? Que ça dure une éternité la nature ? Ben non ! Pas du tout ! Alors, faut la préserver ! Et pour la préserver : devinez... ?
Le vieux SDF : Ben...
Anna : Ben... c'est payant ! ultra-payant même ! (Un temps) Moi, en fait, j'ai juste le droit d'être ici, parce que je suis Mélusine, c'est tout... mais bon, j'suis quand même très cadrée ! Je dois me cantonner à mon rôle de métamorphose en femme-poisson. Pas de dérapage surtout... vous voyez l' genre ?
Le vieux SDF : Non ? Je ne vois pas...
Anna : Et bien Mélusine, ça veut dire : un bain tous les samedis, dans une petite pièce à part, pour faire pousser ma nageoire ! et pas davantage ! C'est l'ultra-plus-value garantie comme ça ! Ça attire tous les clients du parc ! Une attraction incroyable, il paraît... Un peu comme la femme à barbe avant, mais en mieux... vous voyez ce que je veux dire ? Bon, sauf qu'à l'origine, c'était pas du tout une queue de poisson qu'avait Mélusine... mais une queue de serpent... (Un temps) Toute façon, tout est en plastoc aujourd'hui ! alors bon, queue de poisson ou queue de serpent... Tout le monde s'en fout ! (Un silence) Et vous savez quoi ? Ma queue de poisson ! C'est une fausse ! A cause de tous les miasmes de pollution morbide, elle ne poussait plus toute seule, la nuit ! Alors ils m'en accrochent une fausse ! En plastoc ! (Un temps) Tout est en toc !
Le vieux SDF : Mais, dites-moi Mélusine, en plus, vous avez de belles chaînes aux pieds, vous ! (Un silence) Cela ne doit pas être pratique pour une poétesse errante... Mais bon, au moins vous pouvez marcher.
Anna : Encore heureux ! Bref passons, comme je vous le disais, ici les SDF, c'est pas leur place... vous allez vous faire dézinguer ou vous faire crever un œil !
Le vieil SDF : Ha ! Et elle est où, ma place ?
Anna : Sans... Domicile... Fixe... Je suis désolée pour vous mais quoi que vous fassiez... c'est votre identité. Vous n'êtes pas prêt d'en trouver une, place !
Le vieil SDF : Ha bon ? Et vous, comme ça, Mélusine, vous savez encore ce que ça veut dire SDF ? C'est assez rare, j' dois dire, par les temps qui courent... vu le nombre... C'est devenu tellement banal en 2038, que tout le monde a complètement oublié la signification de ce vieux sigle... Tiens là, aujourd'hui, pas plus tard que ce matin : 15 millions de SDF, rien qu'en Europe ! ils ont dit... La plupart en exil...
Anna : Je ne suis pas Mélusine... je suis un avatar de Mélusine... ! Et oui ! J'aime encore les mots... surtout les mots perdus, les mots oubliés, disparus... je vais à leur recherche ! Mélusine... c'est le « brouillard de la mer »...
Le vieil SDF : Pas mal..., vous égarez les navires alors ?
Anna : Vous savez, ils contrôlent aussi mon langage...
Le vieil SDF : Ha...
Anna : Oui ! j'ai une petite puce greffée dans le bras gauche, ici... elle enregistre tous les mots que j'emploie ! Au bout de 5000 mots interdits, je reçois une décharge électrique. Là, j'en suis à 300...
Le vieil SDF : Ha... ?
Anna : Par exemple, tiens le mot... MAINTENANT ! Ha ! ce mot est tellement interdit qu'il en vaut 500 à lui tout seul ! Mais regardez, j'vous dis ! Là, mon compteur greffé dans dans le bras, on le voit ! (Elle tend le bras vers lui)
Le vieil SDF : « + 500 M ». Ha oui...
Anna : Et vous savez pourquoi ?
Le vieil SDFparle plus bas : Oui je sais ! J'vois tout, moi depuis mon duvet ! Parce que Maintenant n'existe plus aujourd'hui ! Je veux dire maintenant-maintenant ! Ils sont tous embarqués dans une course vorace !
Anna : Chut ! Plus bas... Ils vont nous repérer...
Le vieux SDF murmure : Avant, je travaillais dur comme eux, dans une grande maison d'édition parisienne : j'ai craqué ! Un burn-out comme ils disent... (Un silence) Aujourd'hui, je les vois mieux, d'en bas ! Ils courent tous après leur vie ! Tellement vite, jamais au moment ! Ou... ils contemplent leurs faces sur leurs écrans, sans cesse, « livres de visages », compulsivement. Caméras multiples, partout dans la ville ! Ils s'observent, s'évaluent, se contrôlent, s'envoient des signes, des icônes, émoticônes, Kirky, Tuzki, graphiques, typographiques, emoji, smiley, photos, étoiles ! Star d'un jour ! Warhol avait raison.... Guy Debord. 24 heures, à peine. 30 secondes. 1 dixième... Coupés ! Hachés. Hachés menu !
Un cimetière d'images flottantes.
Un plus un, plus un, plus un... plus, plus, plus un, plus un... mondialement ! Diffractés, reportés, ajournés ! Jamais face à face ! yeux dans les yeux ! Main dans la main !
Anna : Whaaa ! vous en voyez des trucs vous ! (Un silence) Oh ! Main dans la main... C'est l'origine du mot !
Le vieux SDF : Quel mot ?
Anna : Le mot maintenant.... !
Le vieil SDF : Et alors ?
Anna : C'est revenu d'un seul coup ! (Elle le regarde droit dans les yeux) « Main tenant » : le moment précis où l'on tient quelque chose ou quelqu'un, avec la main.
Le vieil SDF sourit : Whaaaa... C'est beau.
Annatroublée : Oui... (Un temps). Vous savez, avec cette nouvelle méthode, ils veulent me rééduquer... !
Le vieil SDF : Quelle méthode ?
Anna : La méthode de la puce et du compteur de mots, greffés dans mon bras ! Ils enregistrent tous les mots interdits que je prononce : ceux indexés d'une pastille rouge, c'est-à-dire dangereux pour la communauté... ou simplement, tous ceux qui ne sont pas répertoriés dans leur bible de libre échange... ! Chaque fois que je les utilise : mon compteur à mots augmente. Et au bout de 30 000 mots non répertoriés ou jugés dangereux, je reçois une décharge électrique dans tout le corps !
Le vieux SDF : Non ?
Anna : Si ! C'est ainsi qu'ils m'affaiblissent peu à peu, effacent ma mémoire des mots... et enterrent les histoires, les mythes fondateurs des humains... (Elle murmure) L'histoire de Mélusine va bientôt disparaître, vous savez... Celle de l'Odyssée aussi, de Pandore, d'Antigone... d'Orphée !
Le vieil SDF : Ha... (Silence) mais c'est pas grave, nous en inventerons d'autres !
Anna : Oui, je l'espère... Mais avec tout ce plastique partout ! Je me demande si on va pas tout faire sauter plutôt !
Le vieil SDF : C'est bizarre, mais tout à l'heure, pendant mon drôle de rêve, j'ai cru entendre des mots étranges... « fruit vulnéraire » « cinabre » « exhalés » « éther » « agélastes »... Ça m'a fait un drôle d'effet... Je me demande même si ce n'est pas pour ça, que je me suis mis à rêver...
Anna : Chut ! Mais ça va pas ! Vous êtes complètement fou ! Ce sont des mots interdits et dangereux ! Le mot « RÊVER », ça fait six mois que je ne l'ai pas prononcé !
Le vieil SDF se marre et crie : RÊVER ! RÊVER ! RÊVER !
Anna : Non, mais vous êtes vraiment dingue ou quoi ? il vaut 5000 d'un seul coup, ce mot ! C'est le court circuit assuré ! droit au cœur...
Le vieil SDF : Le cœur...? j'ai oublié ce mot...Qu'est-ce qu'il signifie ?
Anna : Vite, venez, partons vous l'avez prononcé beaucoup trop fort ! Je n'ai pas eu de décharge, c'est mauvais signe... Ils vont venir nous récupérer ! Ils se regardent un court instant. Le SDF se lève. Ils partent tous les deux en courant main dans la main.