RELEVER LA TÊTE
Théo Martineaud
T’as toujours été curieux. Déjà gamin, les yeux partout. Toujours la tête en l’air et le museau dans les buissons. L’école, l’adolescence, la musique, le cinéma, les livres. La théorie des livres, le cinéma encore, les jobs et enfin, après l’université, le Travail. Il y a des choses qu’on n’a pas envie d’écrire, qu’on préfère garder en soi. Les mâcher, les digérer les régurgiter et taper une punchline bien sentie, une parole au cordeau. Un truc qui reste, un truc qui marque.
De l’oralité
Après les lettres, le marxisme, l’anarchisme, t’as fait des petits tafs dans lesquels tu te voyais vieillir et pourrir. Putain de trentenaire attardé. Un blaireau de Tanguy, un homme enfant fuyant ses responsabilités et l’image de ses pères. Des putains d’aïeux. Des monstres et leurs cinq, six, sept gosses, qui n’ont peut-être jamais eu le temps de se poser ces questions existentielles de petits blancs fragiles mondialisés. Eux qui ont géré le travail, la famille, le syndicat, les assos, les amis, et toutes les merdes de la vie. Ces colosses aimants, difficile d’être l’ombre branlante et atrophiée de ces photos en noir et blanc… une piètre silhouette colorée. Il fallait que tu partes, te frotter à cette vie publicitaire et « responsable » vendue partout. On crache pas dans la soupe avant de l’avoir goûtée.
Arrivée à Paris. Arrière-petit-fils de cheminots et des mères travailleuses dans les foyers qui vivaient aux rythmes des champs, des usines et des gosses ; petit-fils de cuisinière, de conducteur de travaux ; enfant de travailleurs sociaux, d’employés, d’infirmier. A toi aussi, on a appris à comprendre l’importance de l’école. La famille savait, elle ne s’est pas faite entuber par le système scolaire libéral. Celui qui s’est installé et qui s’étale encore plus aujourd’hui.
Tu galères en sciences et t’es pas très doué pour le reste… « Je m’en fous tu continues : collège. C’est quoi, cette option ?.. encore un truc pour foutre les pauvres dans les lycées de pauvres. Non, tu veux faire du russe ? du grec ? du chinois ? très bien ». « Tiens, le latin, l’anglais renforcé, ça c’est bien. Reprends du latin ou tu sors pas de table. Les écoles ? Non c’est trop cher, on a pas les moyens. L’université, vas-y, tu connais la chanson, maintenant c’est l’autonomie, démerde-toi et si t’aimes tu continues. Mais maintenant va falloir que tu bosses pour te le payer ».
Après un diplôme, deux puis trois… sept ans dans le supérieur en cumulant les jobs… Ça laisse le temps de se radicaliser. Tu fuis l’université et son lot d’intellectuels institués. Des maîtres penseurs aux comportements pré-pubères, des mots de hussards et des comportements pleutres. Une veulerie institutionnelle, des branleurs hautains faussement accessibles. Des prédateurs en mal de séduction. Quelques trésors enseignent encore. Stop, adieu ou à bientôt. C’est fini, Paris s’éveille et t’as déjà 30 piges dans ta tête.
Et voilà, t’arrives et ça brûle. Tu découvres ce petit milieu, des publicitaires, des commerciaux, des développeurs. Petite pimbêche de 175 centimètres qui rentre dans du 34 et te prend de 3 mètres de haut. La cup de Starbuck entre les mains, la cup menstruelle entre les cuisses, son hashtag de conne #teamecolo. Et ce regard, condescendant légèrement triste. Le petit développeur est orgueilleux et droit, une tête de victime qui se faisait martyriser au collège. Il est fier de gueuler qu’il est cadre sup’ sur le forum de la boîte. Les commerciaux… hommes, blancs, 35 ans mais habillés comme dans une publicité pour des montres. Trop propres pour être sains. Trop saints pour être propres. Leurs sourires font peur, c’est pas normal d’avoir les dents blanches comme ça, personne n’en a dans ton patelin. Et tout ce monde, englouti dans le mouvement perpétuel.
T’es aujourd’hui entouré de ceux que tu détestes. Des pleutres, des complices, des croyants, des zélés qui ne doutent de rien sauf des autres. Et là, t’es pareil. La peur de manquer sans savoir de quoi, l’envie d’être apprécié, intégré, complice, respecté, reconnu. Mais surtout, l’envie d’être en paix. Impossible pour l’instant, tu dois de l’argent à la banque. Pas le choix, vraiment ? Tu suis la ligne, jusqu’à devenir aussi lisse et impersonnel, comme une signalétique oubliée. Un panneau stop où plus personne ne marque l’arrêt. Merde… C’est pas comme ça que ça devait se passer. T’as manqué une étape, c’est certain. Putain ! Mais comment tu t’es persuadé d’aller ici !
Tu ne comprenais pas ceux qui allaient au boulot à reculons. Tu ne comprenais pas ceux qui parlaient de leur boulot tout le temps. Tu ne comprenais pas ceux qui pleuraient dans leur plaid de burn-out. Alors qu’en fait c’est pas compliqué, il suffit juste de prendre le temps. Prendre le temps de piétiner la fierté des autres. Avec de petites piques, avec des délais et des missions intenables. Rester « passif agressif », qu’on te tende le miroir au plus mal. Oublier que le problème vient d’ailleurs, se replier sur soi, ranger sa fierté professionnelle jusqu’à la loger dans la conserve la plus sale du placard et ensuite… confondre sa fierté professionnelle avec l’orgueil d’une vie honnête. Ta confiance, dehors. Ton avis, dehors. Tes limites, dehors. Ton sourire, au revoir. Tu es devenu un être opératoire, une machine qui comprend lorsqu’on la dupe, mais qui ne fera rien pour se révolter. Tu es docile, t’attends la cloche, petit Pavlov. Il faut que tu te douches, que tu dormes, tu es sale et fatigué…
Réveillé les yeux fermés. La ville endort le peu d’humanité qu’il te reste, t’as trop bouffé et t’as tout vomi. T’oublies la misère, tu méprises les pauvres. Tes sentiments sont bétonnés, pris dans le carrelage du métro. Et toi aussi, à force, tu sens la pisse.
Tu vois le contrôleur, tu veux le frapper. Tu vois le mendiant, tu veux le frapper. Tu vois ton chef, tu veux le frapper. Et enfin, tu retournes dans ton bled, tu vois des arbres et tu te perds en forêt juste pour pleurer à l’abri. Tu gagnes 2 500 € par mois, avantages, perspectives d’évolution, mais c’est une vie de con. L’emploi que tu fais est néfaste pour les gens. Ton métier ? Oh il est simple, grâce au numérique et aux interfaces web, tu pièges sciemment l’attention des gens. Ton vrai métier, c’est aider l’arnaqueur du bonneteau dans sa mission, tout en essayant de l'arnaquer lui aussi.
Comment et pourquoi tu gagnes plus qu’un infirmier en fin de carrière ? Ambiance de start-up, t’es devenu le type d’individu qui comprend les phrases creuses, stupides, néfastes et dangereuses : « Faut qu’on améliore le process, car pour une solution BtoB avec un fort potentiel de ROI on doit à la fois être agile tout en préservant un workflow lisible pour les différents prestas. Allez, on refait un stand-up après le brief client, d’ici là on reste focus. » Putain... PENDEZ-VOUS !
On y est. Tu le savais, tu voulais croire que c’était faux, mais maintenant l’illusion est terminée. Le système, tu le changes pas de l’intérieur. Une manière de faire taire les révoltés par une pseudo rationalité. Tu commences par avoir les mains sales, un peu. Tu changes ta façon de parler, t’es obligé. Tu changes donc ta façon d’être au monde, ton rapport avec les gens. T’encaisses les mails assassins, la pression inutile, tu te réjouis de l’échec des autres, tu as l’impression d’être meilleur. Vient la fin de journée. Plus de dix heures passées au boulot. D’abord stagiaire, tu payes juste le loyer. Mais on passe tous par là, alors tu galères parce que c’est la norme, tu fermes ta gueule. On se fiche de qui tu es. Tu rentres seul sur les boulevards, dans le métro, les écouteurs dans les oreilles. Les mouvements automatiques, rester dans ta bulle, rester dans la bulle, ne pas voir ce monde. Sinon c’est la claque, en pleine gueule. Et là tu t'effondres, en pleine rue. Pourtant, la nuit est belle.
Un matin, tu sondes le fond de ce que tu es. Adieu à cette vie. Tu refuses. Et ce n’est pas simple, ni facile. Évidemment, tu pourrais encaisser et te plier. Hors de question de devenir une loque bien payée. Plutôt être un smicard honnête qu’un parvenu. C’est dur de trouver des excuses, difficile de refuser consciemment le modèle de vie qu’on t’a présenté et qui impose une certaine sécurité par l’argent. C’est peut-être possible de vivre ici en restant humain… A quel prix ? Pour faire quoi ? Ce n’est pas dans tes tripes, ça c’est certain.
Mais l’autocritique t’attaque et te malmène. Es-tu ce petit bourgeois qui refuse les difficultés morales et éthiques car il peut financièrement se le permettre ? Oui, peut-être. Mais merde, tant pis pour les rageux et les pauvres qui rêvent de cette vie à la con. Elle a un goût de merde. Plus important que le regard des autres c’est le dégoût de soi qui prime, tu commences juste à savoir qui tu es et ce que tu veux vraiment.
De l’oralité
Après les lettres, le marxisme, l’anarchisme, t’as fait des petits tafs dans lesquels tu te voyais vieillir et pourrir. Putain de trentenaire attardé. Un blaireau de Tanguy, un homme enfant fuyant ses responsabilités et l’image de ses pères. Des putains d’aïeux. Des monstres et leurs cinq, six, sept gosses, qui n’ont peut-être jamais eu le temps de se poser ces questions existentielles de petits blancs fragiles mondialisés. Eux qui ont géré le travail, la famille, le syndicat, les assos, les amis, et toutes les merdes de la vie. Ces colosses aimants, difficile d’être l’ombre branlante et atrophiée de ces photos en noir et blanc… une piètre silhouette colorée. Il fallait que tu partes, te frotter à cette vie publicitaire et « responsable » vendue partout. On crache pas dans la soupe avant de l’avoir goûtée.
Arrivée à Paris. Arrière-petit-fils de cheminots et des mères travailleuses dans les foyers qui vivaient aux rythmes des champs, des usines et des gosses ; petit-fils de cuisinière, de conducteur de travaux ; enfant de travailleurs sociaux, d’employés, d’infirmier. A toi aussi, on a appris à comprendre l’importance de l’école. La famille savait, elle ne s’est pas faite entuber par le système scolaire libéral. Celui qui s’est installé et qui s’étale encore plus aujourd’hui.
Tu galères en sciences et t’es pas très doué pour le reste… « Je m’en fous tu continues : collège. C’est quoi, cette option ?.. encore un truc pour foutre les pauvres dans les lycées de pauvres. Non, tu veux faire du russe ? du grec ? du chinois ? très bien ». « Tiens, le latin, l’anglais renforcé, ça c’est bien. Reprends du latin ou tu sors pas de table. Les écoles ? Non c’est trop cher, on a pas les moyens. L’université, vas-y, tu connais la chanson, maintenant c’est l’autonomie, démerde-toi et si t’aimes tu continues. Mais maintenant va falloir que tu bosses pour te le payer ».
Après un diplôme, deux puis trois… sept ans dans le supérieur en cumulant les jobs… Ça laisse le temps de se radicaliser. Tu fuis l’université et son lot d’intellectuels institués. Des maîtres penseurs aux comportements pré-pubères, des mots de hussards et des comportements pleutres. Une veulerie institutionnelle, des branleurs hautains faussement accessibles. Des prédateurs en mal de séduction. Quelques trésors enseignent encore. Stop, adieu ou à bientôt. C’est fini, Paris s’éveille et t’as déjà 30 piges dans ta tête.
Et voilà, t’arrives et ça brûle. Tu découvres ce petit milieu, des publicitaires, des commerciaux, des développeurs. Petite pimbêche de 175 centimètres qui rentre dans du 34 et te prend de 3 mètres de haut. La cup de Starbuck entre les mains, la cup menstruelle entre les cuisses, son hashtag de conne #teamecolo. Et ce regard, condescendant légèrement triste. Le petit développeur est orgueilleux et droit, une tête de victime qui se faisait martyriser au collège. Il est fier de gueuler qu’il est cadre sup’ sur le forum de la boîte. Les commerciaux… hommes, blancs, 35 ans mais habillés comme dans une publicité pour des montres. Trop propres pour être sains. Trop saints pour être propres. Leurs sourires font peur, c’est pas normal d’avoir les dents blanches comme ça, personne n’en a dans ton patelin. Et tout ce monde, englouti dans le mouvement perpétuel.
T’es aujourd’hui entouré de ceux que tu détestes. Des pleutres, des complices, des croyants, des zélés qui ne doutent de rien sauf des autres. Et là, t’es pareil. La peur de manquer sans savoir de quoi, l’envie d’être apprécié, intégré, complice, respecté, reconnu. Mais surtout, l’envie d’être en paix. Impossible pour l’instant, tu dois de l’argent à la banque. Pas le choix, vraiment ? Tu suis la ligne, jusqu’à devenir aussi lisse et impersonnel, comme une signalétique oubliée. Un panneau stop où plus personne ne marque l’arrêt. Merde… C’est pas comme ça que ça devait se passer. T’as manqué une étape, c’est certain. Putain ! Mais comment tu t’es persuadé d’aller ici !
Tu ne comprenais pas ceux qui allaient au boulot à reculons. Tu ne comprenais pas ceux qui parlaient de leur boulot tout le temps. Tu ne comprenais pas ceux qui pleuraient dans leur plaid de burn-out. Alors qu’en fait c’est pas compliqué, il suffit juste de prendre le temps. Prendre le temps de piétiner la fierté des autres. Avec de petites piques, avec des délais et des missions intenables. Rester « passif agressif », qu’on te tende le miroir au plus mal. Oublier que le problème vient d’ailleurs, se replier sur soi, ranger sa fierté professionnelle jusqu’à la loger dans la conserve la plus sale du placard et ensuite… confondre sa fierté professionnelle avec l’orgueil d’une vie honnête. Ta confiance, dehors. Ton avis, dehors. Tes limites, dehors. Ton sourire, au revoir. Tu es devenu un être opératoire, une machine qui comprend lorsqu’on la dupe, mais qui ne fera rien pour se révolter. Tu es docile, t’attends la cloche, petit Pavlov. Il faut que tu te douches, que tu dormes, tu es sale et fatigué…
Réveillé les yeux fermés. La ville endort le peu d’humanité qu’il te reste, t’as trop bouffé et t’as tout vomi. T’oublies la misère, tu méprises les pauvres. Tes sentiments sont bétonnés, pris dans le carrelage du métro. Et toi aussi, à force, tu sens la pisse.
Tu vois le contrôleur, tu veux le frapper. Tu vois le mendiant, tu veux le frapper. Tu vois ton chef, tu veux le frapper. Et enfin, tu retournes dans ton bled, tu vois des arbres et tu te perds en forêt juste pour pleurer à l’abri. Tu gagnes 2 500 € par mois, avantages, perspectives d’évolution, mais c’est une vie de con. L’emploi que tu fais est néfaste pour les gens. Ton métier ? Oh il est simple, grâce au numérique et aux interfaces web, tu pièges sciemment l’attention des gens. Ton vrai métier, c’est aider l’arnaqueur du bonneteau dans sa mission, tout en essayant de l'arnaquer lui aussi.
Comment et pourquoi tu gagnes plus qu’un infirmier en fin de carrière ? Ambiance de start-up, t’es devenu le type d’individu qui comprend les phrases creuses, stupides, néfastes et dangereuses : « Faut qu’on améliore le process, car pour une solution BtoB avec un fort potentiel de ROI on doit à la fois être agile tout en préservant un workflow lisible pour les différents prestas. Allez, on refait un stand-up après le brief client, d’ici là on reste focus. » Putain... PENDEZ-VOUS !
On y est. Tu le savais, tu voulais croire que c’était faux, mais maintenant l’illusion est terminée. Le système, tu le changes pas de l’intérieur. Une manière de faire taire les révoltés par une pseudo rationalité. Tu commences par avoir les mains sales, un peu. Tu changes ta façon de parler, t’es obligé. Tu changes donc ta façon d’être au monde, ton rapport avec les gens. T’encaisses les mails assassins, la pression inutile, tu te réjouis de l’échec des autres, tu as l’impression d’être meilleur. Vient la fin de journée. Plus de dix heures passées au boulot. D’abord stagiaire, tu payes juste le loyer. Mais on passe tous par là, alors tu galères parce que c’est la norme, tu fermes ta gueule. On se fiche de qui tu es. Tu rentres seul sur les boulevards, dans le métro, les écouteurs dans les oreilles. Les mouvements automatiques, rester dans ta bulle, rester dans la bulle, ne pas voir ce monde. Sinon c’est la claque, en pleine gueule. Et là tu t'effondres, en pleine rue. Pourtant, la nuit est belle.
Un matin, tu sondes le fond de ce que tu es. Adieu à cette vie. Tu refuses. Et ce n’est pas simple, ni facile. Évidemment, tu pourrais encaisser et te plier. Hors de question de devenir une loque bien payée. Plutôt être un smicard honnête qu’un parvenu. C’est dur de trouver des excuses, difficile de refuser consciemment le modèle de vie qu’on t’a présenté et qui impose une certaine sécurité par l’argent. C’est peut-être possible de vivre ici en restant humain… A quel prix ? Pour faire quoi ? Ce n’est pas dans tes tripes, ça c’est certain.
Mais l’autocritique t’attaque et te malmène. Es-tu ce petit bourgeois qui refuse les difficultés morales et éthiques car il peut financièrement se le permettre ? Oui, peut-être. Mais merde, tant pis pour les rageux et les pauvres qui rêvent de cette vie à la con. Elle a un goût de merde. Plus important que le regard des autres c’est le dégoût de soi qui prime, tu commences juste à savoir qui tu es et ce que tu veux vraiment.
***
Te revoilà à la case départ. Retour au domicile familial à 27 ans. Ça sent le Tanguy, cette affaire. Maintenant, un autre combat commence. Tu croyais qu’avec tes diplômes et ton expérience parisienne, les choses seraient simples en rentrant au bercail campagnard, ta petite ville moyenne. Jeune con. Tu as goûté à la routine de la petite bourgeoisie provinciale parvenue, c’est l’heure de redécouvrir ta classe. Après les premières tentatives de retrouver un emploi rapidement, sans succès, tu vas à ton premier entretien Pôle emploi. Tu en ris, tu te dis que tu n’as pas besoin d’eux. Sans critiquer, sans mépriser, quoique... tu te considères au-dessus de ces dispositifs d’aide. Mais d’ailleurs, l’aide, tu ne l’auras pas. Huit mois à Paris oui, mais seulement deux mois en tant qu’employé en CDI, donc pour le chômage c’est mort. Tu rejoins la ronde du RSA, c’est une sorte de secte pour les pauvres. Comme toutes les sectes, il est très facile d’y rentrer, on t’accueille dans des lieux aseptisés. On dit qu’on va te recevoir et t’aider, mais quand tu souhaites sortir, t’en aller, les choses se compliquent.
Arrive le jour du rendez-vous. Devant le Pôle emploi, tu termines ta cigarette, une dernière taffe. Le mégot crépite et tu l’écrases à la hâte. Pourquoi tant d’empressement ? Serait-ce une forme de honte face aux passagers des voitures qui passent sur l’un des traditionnels ronds-points provinciaux ? Tu ne veux pas être vu par les occupants, tu te mets à leur place et tu crois savoir ce qu’ils éprouvent. De la pitié, de la pitié pour ce fainéant sans emploi qui gâche son argent dans le tabac plutôt que de l’utiliser pour des choses vraiment nécessaires.
Au moment d’ouvrir la porte, rien ne se passe. Surprise. Il y a un intercom, les horaires et un écriteau : « Si vous avez rendez-vous, sonnez et patientez ». L’agente à l’accueil ouvre les portes. La salle d’attente est à l’étage. Tu attends seul, le nez sur ton téléphone en jouant à Candy Crush, un jeu de chômeur. La porte s’ouvre, une femme dit ton nom. Elle n’attend pas à la porte, si bien qu’il te faut presser le pas pour distinguer le bureau dans lequel elle s'engouffre. Pas de main tendue, pas de bonjour. Cette femme c’est « ta conseillère » », l’entretien peut commencer.
— Bonjour, je vous en prie installez-vous, dit-elle machinalement. Alors vous étiez… chef de projet web à Paris, d’octobre à décembre, c’est bien ça ?
— Oui, en fait, j’y étais depuis mi-avril en stage et j’ai signé mon contrat en octobre mais…
— Oui, mais bon le stage ça ne compte pas. Eh bien, pourquoi vous êtes parti ?
— Je ne me retrouvais plus dans ce que je faisais, ça devenait compliqué. Je travaillais beaucoup, les heures étaient longues et la pression s’accumulait avec le changement de direction. Et puis, je ne me faisais pas à cette ville, j’ai donc décidé de revenir ici.
— D’accord… dit-elle sèchement.
L’entretien se poursuit, elle ne comprend pas ton travail. Elle ne comprend pas que tu souhaites changer ta façon de travailler, rester dans le numérique mais être utile. Tu l’emmerdes, enfin, ton cas l’emmerde. Tu as un niveau cadre mais tu refuses de postuler ou de rechercher un poste de cadre. Tu préférerais un poste subalterne avec une mission d’intérêt public. Pour elle, c’est pas logique. L’entretien se poursuit mais plus rien ne se dit. Elle te met dans des cases, les cases administratives, il faut toujours ranger pour savoir où sont les gens, quand ce n’est pas physiquement, c’est socialement. Et puis, chef de projet, ça ne veut vraiment rien dire. L’entretien se termine, tu ne peux pas partir quand tu veux, tu dois être joignable au besoin…
Les jours, les semaines, et voilà deux mois passés. Quelques entretiens mais rien de concluant. Tu touches le RSA et tu es convoqué à une présentation collective intitulée « Les services numériques de pôle emploi ». La salle est tout en longueur, comme à l’école, tu te trouves une place dans le fond. Les gens entrent, il y a de tout… C’est long, c’est chiant, ils ne respectent pas les horaires et tu dois adapter ton emploi du temps, de toute manière tu n’as rien à dire, tu es chômeur. Donc du temps tu en as. Toutes ces simagrées ne disent qu’une chose : « Bienvenue dans l’armée de réserve » et surprise, pour les nouveaux, c’est corvée de patates.
Inutile, délaissé, sans statut, accroché au peu de stabilité qu’il reste : les amis, la famille. C’est à la fois triste et drôle de voir que les valeurs qui t’étaient présentées comme traditionnelles et réactionnaires par tes pensées anarchistes bourgeoises et celles promouvant la réussite sociale sont les seules qui te permettent de vivre. Au fond, si l’indépendance est matérielle, l’autonomie est principalement un état d’esprit.
Le temps file, les annonces d’emplois se succèdent, tu postules, échec. Tu relances, échec. Tu te brades, échec. Tu veux te mettre au service des autres, échec. Quand on parvient à un certain niveau de réussite scolaire, ou universitaire, on croit qu’on peut aller où l’on veut. Tu as oublié une chose, il n’y a pas d’emploi non-qualifié. Ça, c’est une invention bourgeoise. Toi, tu es transversal, tu te démerdes dans pas mal de choses, tu sais t’adapter. T’es un bon petit soldat : flexible, arrangeant, capable de se mettre en retrait, capable de penser aux autres. Quelle que soit la taille de la chaussure qui t’écrase, tu retrouves ta forme, inlassablement.
S’installe alors une forme d’habitude lasse. Tu aimerais en parler, mais tu n’éprouves qu’une colère sourde contre toi-même. Tu n’es qu’un sale petit précaire bourgeois. Au nom de quelques idées que tu ne sais plus défendre, tu as refusé une situation stable que beaucoup t’envient. Pour qui est-ce que tu te prends ? On ne dit pas merde comme ça ! Rattrapé par ta conscience de classe, double traître. Tu as voulu la quitter pour les mêmes raisons qui t’ont ramenées vers elles… Est-ce que mes arrière-grands-parents pourraient comprendre ça ? Et encore, tu n’as pas connu la honte de pointer au chômage avec une queue débordant jusque dans la rue.
Il est 4 heures, t’es obligé de faire une nuit blanche pour atteindre un état émotionnel humain, débordé par les machines. Assis au bord du lit, tu regardes la chambre. C’est fou d’avoir autant de livres pour si peu de lecture. L’esprit est humide, les sueurs encombrantes et ombrageuses. Tu revois tes amis, las, face au déclin de leurs sourires compatissants. A la fois trop jeune et trop vieux. Dans tes insomnies, tu revois les panneaux : Départs, Arrivées. Les incessants allers et retours n’auront pas duré longtemps.
Dans les roulements et les cliquetis nocturnes
Tu es parti aveugle et tu reviens sans fortune
Si ce n’est celle de retrouver ce trésor enterré
La même douceur s’échappe de la boîte feutrée
Parce qu’il faut bien partir pour ensuite rentrer.
Arrive le jour du rendez-vous. Devant le Pôle emploi, tu termines ta cigarette, une dernière taffe. Le mégot crépite et tu l’écrases à la hâte. Pourquoi tant d’empressement ? Serait-ce une forme de honte face aux passagers des voitures qui passent sur l’un des traditionnels ronds-points provinciaux ? Tu ne veux pas être vu par les occupants, tu te mets à leur place et tu crois savoir ce qu’ils éprouvent. De la pitié, de la pitié pour ce fainéant sans emploi qui gâche son argent dans le tabac plutôt que de l’utiliser pour des choses vraiment nécessaires.
Au moment d’ouvrir la porte, rien ne se passe. Surprise. Il y a un intercom, les horaires et un écriteau : « Si vous avez rendez-vous, sonnez et patientez ». L’agente à l’accueil ouvre les portes. La salle d’attente est à l’étage. Tu attends seul, le nez sur ton téléphone en jouant à Candy Crush, un jeu de chômeur. La porte s’ouvre, une femme dit ton nom. Elle n’attend pas à la porte, si bien qu’il te faut presser le pas pour distinguer le bureau dans lequel elle s'engouffre. Pas de main tendue, pas de bonjour. Cette femme c’est « ta conseillère » », l’entretien peut commencer.
— Bonjour, je vous en prie installez-vous, dit-elle machinalement. Alors vous étiez… chef de projet web à Paris, d’octobre à décembre, c’est bien ça ?
— Oui, en fait, j’y étais depuis mi-avril en stage et j’ai signé mon contrat en octobre mais…
— Oui, mais bon le stage ça ne compte pas. Eh bien, pourquoi vous êtes parti ?
— Je ne me retrouvais plus dans ce que je faisais, ça devenait compliqué. Je travaillais beaucoup, les heures étaient longues et la pression s’accumulait avec le changement de direction. Et puis, je ne me faisais pas à cette ville, j’ai donc décidé de revenir ici.
— D’accord… dit-elle sèchement.
L’entretien se poursuit, elle ne comprend pas ton travail. Elle ne comprend pas que tu souhaites changer ta façon de travailler, rester dans le numérique mais être utile. Tu l’emmerdes, enfin, ton cas l’emmerde. Tu as un niveau cadre mais tu refuses de postuler ou de rechercher un poste de cadre. Tu préférerais un poste subalterne avec une mission d’intérêt public. Pour elle, c’est pas logique. L’entretien se poursuit mais plus rien ne se dit. Elle te met dans des cases, les cases administratives, il faut toujours ranger pour savoir où sont les gens, quand ce n’est pas physiquement, c’est socialement. Et puis, chef de projet, ça ne veut vraiment rien dire. L’entretien se termine, tu ne peux pas partir quand tu veux, tu dois être joignable au besoin…
Les jours, les semaines, et voilà deux mois passés. Quelques entretiens mais rien de concluant. Tu touches le RSA et tu es convoqué à une présentation collective intitulée « Les services numériques de pôle emploi ». La salle est tout en longueur, comme à l’école, tu te trouves une place dans le fond. Les gens entrent, il y a de tout… C’est long, c’est chiant, ils ne respectent pas les horaires et tu dois adapter ton emploi du temps, de toute manière tu n’as rien à dire, tu es chômeur. Donc du temps tu en as. Toutes ces simagrées ne disent qu’une chose : « Bienvenue dans l’armée de réserve » et surprise, pour les nouveaux, c’est corvée de patates.
Inutile, délaissé, sans statut, accroché au peu de stabilité qu’il reste : les amis, la famille. C’est à la fois triste et drôle de voir que les valeurs qui t’étaient présentées comme traditionnelles et réactionnaires par tes pensées anarchistes bourgeoises et celles promouvant la réussite sociale sont les seules qui te permettent de vivre. Au fond, si l’indépendance est matérielle, l’autonomie est principalement un état d’esprit.
Le temps file, les annonces d’emplois se succèdent, tu postules, échec. Tu relances, échec. Tu te brades, échec. Tu veux te mettre au service des autres, échec. Quand on parvient à un certain niveau de réussite scolaire, ou universitaire, on croit qu’on peut aller où l’on veut. Tu as oublié une chose, il n’y a pas d’emploi non-qualifié. Ça, c’est une invention bourgeoise. Toi, tu es transversal, tu te démerdes dans pas mal de choses, tu sais t’adapter. T’es un bon petit soldat : flexible, arrangeant, capable de se mettre en retrait, capable de penser aux autres. Quelle que soit la taille de la chaussure qui t’écrase, tu retrouves ta forme, inlassablement.
S’installe alors une forme d’habitude lasse. Tu aimerais en parler, mais tu n’éprouves qu’une colère sourde contre toi-même. Tu n’es qu’un sale petit précaire bourgeois. Au nom de quelques idées que tu ne sais plus défendre, tu as refusé une situation stable que beaucoup t’envient. Pour qui est-ce que tu te prends ? On ne dit pas merde comme ça ! Rattrapé par ta conscience de classe, double traître. Tu as voulu la quitter pour les mêmes raisons qui t’ont ramenées vers elles… Est-ce que mes arrière-grands-parents pourraient comprendre ça ? Et encore, tu n’as pas connu la honte de pointer au chômage avec une queue débordant jusque dans la rue.
Il est 4 heures, t’es obligé de faire une nuit blanche pour atteindre un état émotionnel humain, débordé par les machines. Assis au bord du lit, tu regardes la chambre. C’est fou d’avoir autant de livres pour si peu de lecture. L’esprit est humide, les sueurs encombrantes et ombrageuses. Tu revois tes amis, las, face au déclin de leurs sourires compatissants. A la fois trop jeune et trop vieux. Dans tes insomnies, tu revois les panneaux : Départs, Arrivées. Les incessants allers et retours n’auront pas duré longtemps.
Dans les roulements et les cliquetis nocturnes
Tu es parti aveugle et tu reviens sans fortune
Si ce n’est celle de retrouver ce trésor enterré
La même douceur s’échappe de la boîte feutrée
Parce qu’il faut bien partir pour ensuite rentrer.
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