MOUA TI TÉ
Mathieu Siam
La boîte aux lettres ne mentionne pas de nom. Tout le monde sait dans le village que cette maison appartient au vieil Arabe. Le pavillon n'a pas de porte non plus. Pas de paillasson, pas de sonnette, pas de loquet. Non. Que des fenêtres. Pour entrer, il faut passer par le garage, longer les cageots d’ail et d'oignons et emprunter un couloir à la tapisserie fleurie.
Julien Bouvier connaît le chemin. Il observe que le papier se décolle en haut à droite dans le couloir. Il ne dit rien. Il ne fait jamais de remarque à ses clients sur la vétusté de leur maison. Dire à un vieux que sa maison se délabre revient à lui fissurer un peu plus le cœur.
Julien marque un temps d’arrêt dans le couloir, souffle, se concentre, dessine un grand sourire sur son visage et pénètre dans la cuisine.
— Bonjour Monsieur Kheloufi. Vous me reconnaissez ? Je suis Julien, des taxis médicalisés ?
Amir Kheloufi l'avait entendu arriver. Il l'attendait les deux bras croisés sur la table. Il regarde Julien droit dans les yeux. Il est difficile de lire une expression tant son regard est vitreux. Son visage ridé au couteau ne raconte que la vieillesse et la fatigue. D'un mouvement de menton, il invite Julien à s’asseoir en face de lui.
— Moua ti té ?
— Comment ?
— Moua ti té ?
— Un thé ? Bien volontiers, Monsieur Kheloufi, merci.
Par mimétisme, Julien croise ses mains sur la table. La toile cirée colle. Elle est de couleur variable, recouverte de petits motifs d'olives. À force de frotter la nappe, les olives noires et vertes ont blanchi. La couleur part mais la graisse reste. Elle s’imprègne comme une mauvaise odeur, une odeur de rance, une odeur de vieux. Amir Kheloufi s'appuie sur la table, se redresse dans la douleur et contourne la table.
— Laissez, Monsieur Kheloufi. Je vais m'occuper du thé. Après on ira vérifier votre valise. C'est le grand départ aujourd’hui, vous n'avez pas oublié.
Amir Kheloufi le fige d'un geste de la main.
— Ti boqué pas.
Amir rentre dans le salon pour aller chercher la belle vaisselle comme à chaque fois. Mais aujourd’hui, il en ressort avec un fusil de chasse. Il tire deux fois avant que Julien ne s'effondre sur la table mouchetée de rouge.
Ce n'est pas la première fois qu'Amir Kheloufi assassine. Mais la première fois, il n'avait pas eu les mains sales. Il n’avait même pas eu conscience de tuer.
À l’époque, il n’avait que 18 ans et vivait avec son épouse Fatima dans le sud de l’Algérie. Sa maison se situait entre le vert des collines et le bleu du lac. Pourtant, dans cet entre-deux, Amir ne pouvait compter que sur le gris poussiéreux. À cet endroit, la terre est capricieuse, mais elle donne si on sait l’écouter. Amir savait. Alors, elle donnait, la terre. Elle donnait des dattes, des figues, des tomates... Elle donnait et lui vendait.
Amir fournissait ses voisins. Des Français. Des militaires. Au début, ils n'étaient qu'une poignée de soldats installés dans ce qui s'apparentait à un simple dépôt. Amir jouait parfois aux cartes avec eux. Et puis un camp avait surgi aussi subitement qu’une tempête de sable. Et plus les événements se rapprochaient, plus la tempête grossissait. Amir, lui, continuait de vendre aux Français parce qu’ils étaient tout près, parce qu’ils payaient.
En 1961, la terre algérienne se gorgeait de sang, mais Amir ne l’écoutait plus. Il vendait. Il continuait de gratter et de retourner la terre comme une croûte qui démange. Inévitablement une plaie s'était ouverte.
Un jour de 1962, il était allé livrer le camp en légumes. Il avait vu les malles, les camions et les Français qui préparaient leur migration forcée. Bientôt, la poussière grise allait recouvrir un campement fantôme, le camp des perdants. Au retour, il avait croisé son cousin. Ce dernier l'attendait sur une butte. Il avait prononcé un seul mot :
— Assassin.
Cette voix n'était pas seulement celle de son cousin, mais celle de toute une famille, d'un village, d'un pays, qui à jamais le condamnaient d'avoir nourri l'ennemi. Amir appartenait au camp des assassins.
Le soir même, il négociait avec le commandant français un poste de commis de cuisine et par là même, un billet pour l'exil. Le commandant avait eu ces mots simples :
— Tu t'es occupé de nous. On va s'occuper de toi. Fais-moi confiance.
Amir Kheloufi regrette d'avoir abattu Julien ici. Il gêne l'accès au buffet. Le vieil homme fait comme il peut pour saisir la menthe. En prenant appui sur le dos du mort, il arrive à agripper la boîte de feuilles séchées. Sa hanche le lance terriblement. Il serre les dents. La théière, elle, pousse un cri aigu et soupire toute la vapeur qu'elle contient. Encore deux pas douloureux et il retire la théière sans éteindre le brûleur. Il la bourre de menthe, la gave de thé noir et de sucre. Pour mélanger, il verse le thé dans un petit verre au liseré d'or, reverse le liquide brunâtre et recommence l'opération. Ses gestes sont machinaux, son esprit est ailleurs. Il vide et re-remplit le petit verre, dix fois, vingt fois, il ne sait plus.
En arrivant en France, il avait travaillé dans une usine de mise en bouteilles. Il rinçait les bouteille : Remplir, vider, laisser s'échapper l'esprit. Il avait appris cela. Il maîtrisait cela. Mais c'est bien tout. Dans le campement où Amir et Fatima vivaient, il avait essayé d'apprendre à parler, écrire et compter en Français. Mais pour Amir, ça ne rentrait pas. Rien à faire. Il comprenait la langue, oui, mais parler, c'était impossible. L'accent et l'incertitude du vocabulaire transformaient toute tentative de discussions en d'horribles borborygmes.
Alors, il se taisait. Il ne revendiquait pas un salaire correct et ne demandait pas à être traité comme les autres ouvriers blancs. Non. Il remplissait, vidait et cela semblait satisfaire tout le monde. En sortant de l'usine, il continuait mais au bar. Comme personne ne le comprenait, il parlait tout seul. L'alcool aide à cela.
Amir avait l’impression de connaître une autre forme d’exil, celui de son esprit qui fuyait. Son corps se trouvait la plupart du temps dans un PMU, un endroit où l'on partageait le silence et l'ennui, rarement plus. Si, quelquefois, des moqueries. C'est triste à dire, mais il était mieux là que dans le camp de harkis. Il ne supportait plus d'être parqué au milieu les perdants aigris qui ruminaient leur misère. Chaque matin, il suppliait Fatima de fuir, mais elle avait peur.
Un soir, trop saoul pour rentrer tout seul, des habitués du PMU l'avaient déposé à la grille du camp. Il avait vomi toute la nuit, appuyé sur le barbelé glacé par l’hiver. Au petit matin, Fatima s'était dressée devant lui. Ces yeux exprimaient la colère :
— Je suis enceinte.
Amir avait dé-saoulé d'un trait. Il l'avait prise dans ses bras et dit :
— Je vais m'occuper de toi maintenant. De vous. Fais-moi confiance.
Les flammes du brûleur dansent en rond sur la gazinière. Ça lui rappelle son enfance, les soirées de veillée autour d'un feu où les grands-pères racontaient des contes, des épopées, des histoires de terres à protéger et de valeureux résistants. Amir contemple les formes bleues, blanches et rouges qui ondulent gracieusement. Julien aussi est bleu, blanc, rouge : veste bleu sombre, peau blanche livide et rouge sang. « Dansera plus jamais, celui-là ».
Amir équeute les feuilles de menthe séchée comme il le ferait avec des haricots verts pour un repas du soir. Mais son geste est dénué de but et les feuilles de menthe sont dépourvues de vie. Les feuilles s’émiettent et se craquellent sous ses doigts puis elles se transforment en poudre. Cela lui plaît de faire disparaître la mort. Il lance le petit tas de poussière sur les flammes. Ça crépite comme un feu d’artifice, ça sent bon, c’est beau et lumineux comme une renaissance.
Amir avait déjà ressenti des moments de renaissance comme après la fuite du camp. Avec Fatima, ils avaient longé la route jusqu’à trouver une opportunité, un endroit où se poser. Cela s’était produit sur les bords d’une rivière. Amir avait aidé un vieil homme à désenliser sa 4L embourbée dans la terre lourde des berges. Puis il l’avait aidé à bêcher ses rangs de patates et finalement l’avait aidé à tout. Le vieil homme lui avait offert un emploi d’ouvrier agricole et par extension le gîte et le couvert à la ferme.
Amir ne se faisait toujours pas comprendre mais cela n’avait aucune importance. Pour cet homme, il travaillait comme un bœuf et offrait un silence aussi léger qu’un vol de papillons. Les yeux d’Amir exprimaient la reconnaissance et la bienveillance, cela suffisait au vieil homme. Le langage des yeux est universel. Pour le reste, Amir se confiait à Dieu. Allah comprenait tout, même ses borborygmes. La foi s’était imposée comme une évidence, une façon de résoudre son alcoolisme, de se libérer de ses démons, de communiquer, ne serait-ce qu’avec lui-même. Il avait choisi la foi pour lutter contre sa crise.
À la préfecture, il avait obtenu laborieusement une bourse d’aide à l’installation des harkis. Celle-ci venait s’ajouter aux économies réalisées en castrant le maïs, cueillant les melons, relevant les vignes... Amir avait assez pour acheter un terrain à la sortie du village. La terre n’était pas terrible, disait-on. Mais Amir savait écouter la terre et elle lui souhaitait la bienvenue. Alors il avait construit. Amir signifie bâtisseur en arabe. Il se le rappelait souvent pour trouver l’énergie nécessaire à la construction d’un pavillon. Personne ne peut imaginer ce que représente la construction d’une maison quand on ne sait ni lire ni écrire la langue. Tous ces papiers à signer, cette confiance à accorder à des promoteurs aux costumes sombres que l’on ne reverra jamais.
— Faites-nous confiance, on va vous construire une belle maison.
Les ouvriers sur le chantier ne comprenaient pas les instructions d’Amir, mais eux ne voulaient de toute façon pas écouter. Amir éprouvait le sentiment de se faire voler dans un pays où l’on se fait traiter de voleur. Finalement, il n’avait pas lâché la surveillance du chantier et la maison était sortie de terre. Seule trace de ce combat ordinaire, l’absence de porte d’entrée, remplacée par une fenêtre au dernier moment. Chacun se rejetait la faute.
Amir regarde les plans de sa maison dépliés sur la table. Le papier a absorbé un peu du sang de Julien et forme une auréole au niveau du garage. Amir voit le dessin d’une porte sur la façade sud avec des cotes, des traits, des chiffres, des symboles mystérieux. Elle a existé, cette porte, au moins sur papier. Qu’avait compris le maçon dans les instructions d’Amir ?
Amir froisse le plan et le jette sur les flammes du brûleur. Le feu est comme la vie, il se nourrit de tout, même des choses les plus indigestes. Le papier glacé se consume poussivement dans un rouge sombre accompagné d’une fumée noire. La fumée est si épaisse qu’Amir ne distingue plus que l’ombre du portrait de Sophia posé juste à côté.
Sophia, sa petite fleur qui avait poussé sur le terreau fertile de sa terre. Elle s’était épanouie, sa petite fille, dans cette maison sans porte. Un oiseau posé sur une cage ouverte. Elle survolait son adolescence avec aisance et grâce, malgré les plombs de l’âge ingrat. Elle chantait, gazouillait et planait même. Et puis… Et puis, elle avait préféré les autoroutes au chemin blanc, l'ordinateur à la bêche, la ville à la campagne. Une autre forme d'exil, en somme. Aujourd’hui, elle habite dans une tour de béton. Elle semble prisonnière de sa vie, prisonnière d'elle-même. Que reste-t-il de sa présence ici ? Quelques dessins, quelques dictées et sa visite annuelle où elle répète comme un mantra : « Tout va bien, Papa, fais-moi confiance. »
Amir se saisit de tous les papiers présents sur le buffet. Des factures, des brochures du centre médicalisé, des publicités. Il les jette sur le feu. Ça l’amuse de voir brûler toutes ces lettres qui sont restées muettes. À chaque nouvelle feuille, une flamme encore plus grosse. Il sourit, il rit, il prend sa revanche sur tout ce qui se lit. D’un coup, il pense à Fatima. Il a envie de danser avec elle sous cette pluie de cendres. Mais avec sa hanche il ne peut pas, et puis Fatima n’est plus là. Partie elle aussi. Son cœur a éclaté au début de l’été.
Amir aussi aurait dû mourir le jour où il a trébuché sur un cageot de patates. Pour ses vieux os, le choc avait été brutal. La hanche, surtout. Brisée. Amir avait connu l’hôpital puis le retour à la maison avec des rendez-vous d’infirmiers réguliers. La semaine dernière, l’un d’eux l’avait retrouvé cloué au sol.
— Faites-moi confiance, faut pas rester tout seul comme ça, à votre âge avec une hanche qui flanche. Je vais m’occuper de vous trouver un joli petit nid.
Amir avait supplié de rester ici. On lui promettait le confort et la santé. On lui imposait le bonheur. Mais sa maison, il ne la quitterait pas. Jamais.
Les flammes grimpent jusqu’au plafond, grignotent la tapisserie, entament les rideaux, raccourcissent la toile cirée. Le feu dévore. Amir ferme les yeux. Il sent la chaleur étouffante, la même que celle des tempêtes de sable. Les cendres lui recouvrent la tête comme des petits grains de sable sur un pare-brise les nuits de sirocco. Il est émerveillé par ce sable qui a franchi au gré du vent le désert et la mer, ce sable qu’on n’attend pas et qui s’invite sur les parkings. L’exil salit les voitures des braves gens. Un coup de chiffon et on n’en parle plus.
— Laissez-moi crever dans mes murs sans porte, avait-il hurlé à la dame en noir du centre d’aide aux personnes âgées qui lui indiquait sa date de transfert vers le centre médicalisé. Mais elle n’avait pas compris. Ou alors elle en avait décidé autrement. C’est pour cela qu’Amir avait rajouté au moment où elle traversait le couloir : « Moua ti té. »
Plus jamais, il n’écoutera les personnes en costume sombre. Plus jamais il ne se laissera berner par leur confiance et leur bienveillance. Aux costumes sombres, Amir choisit les ombres. Celle de Fatima et de la petite Sophia. Derrière ses paupières fermées, il devine la lumière. Il entend le feu qui rugit, le feu qui l’appelle :
— Moua ti tè.
« Moi te tuer ».
Julien Bouvier connaît le chemin. Il observe que le papier se décolle en haut à droite dans le couloir. Il ne dit rien. Il ne fait jamais de remarque à ses clients sur la vétusté de leur maison. Dire à un vieux que sa maison se délabre revient à lui fissurer un peu plus le cœur.
Julien marque un temps d’arrêt dans le couloir, souffle, se concentre, dessine un grand sourire sur son visage et pénètre dans la cuisine.
— Bonjour Monsieur Kheloufi. Vous me reconnaissez ? Je suis Julien, des taxis médicalisés ?
Amir Kheloufi l'avait entendu arriver. Il l'attendait les deux bras croisés sur la table. Il regarde Julien droit dans les yeux. Il est difficile de lire une expression tant son regard est vitreux. Son visage ridé au couteau ne raconte que la vieillesse et la fatigue. D'un mouvement de menton, il invite Julien à s’asseoir en face de lui.
— Moua ti té ?
— Comment ?
— Moua ti té ?
— Un thé ? Bien volontiers, Monsieur Kheloufi, merci.
Par mimétisme, Julien croise ses mains sur la table. La toile cirée colle. Elle est de couleur variable, recouverte de petits motifs d'olives. À force de frotter la nappe, les olives noires et vertes ont blanchi. La couleur part mais la graisse reste. Elle s’imprègne comme une mauvaise odeur, une odeur de rance, une odeur de vieux. Amir Kheloufi s'appuie sur la table, se redresse dans la douleur et contourne la table.
— Laissez, Monsieur Kheloufi. Je vais m'occuper du thé. Après on ira vérifier votre valise. C'est le grand départ aujourd’hui, vous n'avez pas oublié.
Amir Kheloufi le fige d'un geste de la main.
— Ti boqué pas.
Amir rentre dans le salon pour aller chercher la belle vaisselle comme à chaque fois. Mais aujourd’hui, il en ressort avec un fusil de chasse. Il tire deux fois avant que Julien ne s'effondre sur la table mouchetée de rouge.
Ce n'est pas la première fois qu'Amir Kheloufi assassine. Mais la première fois, il n'avait pas eu les mains sales. Il n’avait même pas eu conscience de tuer.
À l’époque, il n’avait que 18 ans et vivait avec son épouse Fatima dans le sud de l’Algérie. Sa maison se situait entre le vert des collines et le bleu du lac. Pourtant, dans cet entre-deux, Amir ne pouvait compter que sur le gris poussiéreux. À cet endroit, la terre est capricieuse, mais elle donne si on sait l’écouter. Amir savait. Alors, elle donnait, la terre. Elle donnait des dattes, des figues, des tomates... Elle donnait et lui vendait.
Amir fournissait ses voisins. Des Français. Des militaires. Au début, ils n'étaient qu'une poignée de soldats installés dans ce qui s'apparentait à un simple dépôt. Amir jouait parfois aux cartes avec eux. Et puis un camp avait surgi aussi subitement qu’une tempête de sable. Et plus les événements se rapprochaient, plus la tempête grossissait. Amir, lui, continuait de vendre aux Français parce qu’ils étaient tout près, parce qu’ils payaient.
En 1961, la terre algérienne se gorgeait de sang, mais Amir ne l’écoutait plus. Il vendait. Il continuait de gratter et de retourner la terre comme une croûte qui démange. Inévitablement une plaie s'était ouverte.
Un jour de 1962, il était allé livrer le camp en légumes. Il avait vu les malles, les camions et les Français qui préparaient leur migration forcée. Bientôt, la poussière grise allait recouvrir un campement fantôme, le camp des perdants. Au retour, il avait croisé son cousin. Ce dernier l'attendait sur une butte. Il avait prononcé un seul mot :
— Assassin.
Cette voix n'était pas seulement celle de son cousin, mais celle de toute une famille, d'un village, d'un pays, qui à jamais le condamnaient d'avoir nourri l'ennemi. Amir appartenait au camp des assassins.
Le soir même, il négociait avec le commandant français un poste de commis de cuisine et par là même, un billet pour l'exil. Le commandant avait eu ces mots simples :
— Tu t'es occupé de nous. On va s'occuper de toi. Fais-moi confiance.
Amir Kheloufi regrette d'avoir abattu Julien ici. Il gêne l'accès au buffet. Le vieil homme fait comme il peut pour saisir la menthe. En prenant appui sur le dos du mort, il arrive à agripper la boîte de feuilles séchées. Sa hanche le lance terriblement. Il serre les dents. La théière, elle, pousse un cri aigu et soupire toute la vapeur qu'elle contient. Encore deux pas douloureux et il retire la théière sans éteindre le brûleur. Il la bourre de menthe, la gave de thé noir et de sucre. Pour mélanger, il verse le thé dans un petit verre au liseré d'or, reverse le liquide brunâtre et recommence l'opération. Ses gestes sont machinaux, son esprit est ailleurs. Il vide et re-remplit le petit verre, dix fois, vingt fois, il ne sait plus.
En arrivant en France, il avait travaillé dans une usine de mise en bouteilles. Il rinçait les bouteille : Remplir, vider, laisser s'échapper l'esprit. Il avait appris cela. Il maîtrisait cela. Mais c'est bien tout. Dans le campement où Amir et Fatima vivaient, il avait essayé d'apprendre à parler, écrire et compter en Français. Mais pour Amir, ça ne rentrait pas. Rien à faire. Il comprenait la langue, oui, mais parler, c'était impossible. L'accent et l'incertitude du vocabulaire transformaient toute tentative de discussions en d'horribles borborygmes.
Alors, il se taisait. Il ne revendiquait pas un salaire correct et ne demandait pas à être traité comme les autres ouvriers blancs. Non. Il remplissait, vidait et cela semblait satisfaire tout le monde. En sortant de l'usine, il continuait mais au bar. Comme personne ne le comprenait, il parlait tout seul. L'alcool aide à cela.
Amir avait l’impression de connaître une autre forme d’exil, celui de son esprit qui fuyait. Son corps se trouvait la plupart du temps dans un PMU, un endroit où l'on partageait le silence et l'ennui, rarement plus. Si, quelquefois, des moqueries. C'est triste à dire, mais il était mieux là que dans le camp de harkis. Il ne supportait plus d'être parqué au milieu les perdants aigris qui ruminaient leur misère. Chaque matin, il suppliait Fatima de fuir, mais elle avait peur.
Un soir, trop saoul pour rentrer tout seul, des habitués du PMU l'avaient déposé à la grille du camp. Il avait vomi toute la nuit, appuyé sur le barbelé glacé par l’hiver. Au petit matin, Fatima s'était dressée devant lui. Ces yeux exprimaient la colère :
— Je suis enceinte.
Amir avait dé-saoulé d'un trait. Il l'avait prise dans ses bras et dit :
— Je vais m'occuper de toi maintenant. De vous. Fais-moi confiance.
Les flammes du brûleur dansent en rond sur la gazinière. Ça lui rappelle son enfance, les soirées de veillée autour d'un feu où les grands-pères racontaient des contes, des épopées, des histoires de terres à protéger et de valeureux résistants. Amir contemple les formes bleues, blanches et rouges qui ondulent gracieusement. Julien aussi est bleu, blanc, rouge : veste bleu sombre, peau blanche livide et rouge sang. « Dansera plus jamais, celui-là ».
Amir équeute les feuilles de menthe séchée comme il le ferait avec des haricots verts pour un repas du soir. Mais son geste est dénué de but et les feuilles de menthe sont dépourvues de vie. Les feuilles s’émiettent et se craquellent sous ses doigts puis elles se transforment en poudre. Cela lui plaît de faire disparaître la mort. Il lance le petit tas de poussière sur les flammes. Ça crépite comme un feu d’artifice, ça sent bon, c’est beau et lumineux comme une renaissance.
Amir avait déjà ressenti des moments de renaissance comme après la fuite du camp. Avec Fatima, ils avaient longé la route jusqu’à trouver une opportunité, un endroit où se poser. Cela s’était produit sur les bords d’une rivière. Amir avait aidé un vieil homme à désenliser sa 4L embourbée dans la terre lourde des berges. Puis il l’avait aidé à bêcher ses rangs de patates et finalement l’avait aidé à tout. Le vieil homme lui avait offert un emploi d’ouvrier agricole et par extension le gîte et le couvert à la ferme.
Amir ne se faisait toujours pas comprendre mais cela n’avait aucune importance. Pour cet homme, il travaillait comme un bœuf et offrait un silence aussi léger qu’un vol de papillons. Les yeux d’Amir exprimaient la reconnaissance et la bienveillance, cela suffisait au vieil homme. Le langage des yeux est universel. Pour le reste, Amir se confiait à Dieu. Allah comprenait tout, même ses borborygmes. La foi s’était imposée comme une évidence, une façon de résoudre son alcoolisme, de se libérer de ses démons, de communiquer, ne serait-ce qu’avec lui-même. Il avait choisi la foi pour lutter contre sa crise.
À la préfecture, il avait obtenu laborieusement une bourse d’aide à l’installation des harkis. Celle-ci venait s’ajouter aux économies réalisées en castrant le maïs, cueillant les melons, relevant les vignes... Amir avait assez pour acheter un terrain à la sortie du village. La terre n’était pas terrible, disait-on. Mais Amir savait écouter la terre et elle lui souhaitait la bienvenue. Alors il avait construit. Amir signifie bâtisseur en arabe. Il se le rappelait souvent pour trouver l’énergie nécessaire à la construction d’un pavillon. Personne ne peut imaginer ce que représente la construction d’une maison quand on ne sait ni lire ni écrire la langue. Tous ces papiers à signer, cette confiance à accorder à des promoteurs aux costumes sombres que l’on ne reverra jamais.
— Faites-nous confiance, on va vous construire une belle maison.
Les ouvriers sur le chantier ne comprenaient pas les instructions d’Amir, mais eux ne voulaient de toute façon pas écouter. Amir éprouvait le sentiment de se faire voler dans un pays où l’on se fait traiter de voleur. Finalement, il n’avait pas lâché la surveillance du chantier et la maison était sortie de terre. Seule trace de ce combat ordinaire, l’absence de porte d’entrée, remplacée par une fenêtre au dernier moment. Chacun se rejetait la faute.
Amir regarde les plans de sa maison dépliés sur la table. Le papier a absorbé un peu du sang de Julien et forme une auréole au niveau du garage. Amir voit le dessin d’une porte sur la façade sud avec des cotes, des traits, des chiffres, des symboles mystérieux. Elle a existé, cette porte, au moins sur papier. Qu’avait compris le maçon dans les instructions d’Amir ?
Amir froisse le plan et le jette sur les flammes du brûleur. Le feu est comme la vie, il se nourrit de tout, même des choses les plus indigestes. Le papier glacé se consume poussivement dans un rouge sombre accompagné d’une fumée noire. La fumée est si épaisse qu’Amir ne distingue plus que l’ombre du portrait de Sophia posé juste à côté.
Sophia, sa petite fleur qui avait poussé sur le terreau fertile de sa terre. Elle s’était épanouie, sa petite fille, dans cette maison sans porte. Un oiseau posé sur une cage ouverte. Elle survolait son adolescence avec aisance et grâce, malgré les plombs de l’âge ingrat. Elle chantait, gazouillait et planait même. Et puis… Et puis, elle avait préféré les autoroutes au chemin blanc, l'ordinateur à la bêche, la ville à la campagne. Une autre forme d'exil, en somme. Aujourd’hui, elle habite dans une tour de béton. Elle semble prisonnière de sa vie, prisonnière d'elle-même. Que reste-t-il de sa présence ici ? Quelques dessins, quelques dictées et sa visite annuelle où elle répète comme un mantra : « Tout va bien, Papa, fais-moi confiance. »
Amir se saisit de tous les papiers présents sur le buffet. Des factures, des brochures du centre médicalisé, des publicités. Il les jette sur le feu. Ça l’amuse de voir brûler toutes ces lettres qui sont restées muettes. À chaque nouvelle feuille, une flamme encore plus grosse. Il sourit, il rit, il prend sa revanche sur tout ce qui se lit. D’un coup, il pense à Fatima. Il a envie de danser avec elle sous cette pluie de cendres. Mais avec sa hanche il ne peut pas, et puis Fatima n’est plus là. Partie elle aussi. Son cœur a éclaté au début de l’été.
Amir aussi aurait dû mourir le jour où il a trébuché sur un cageot de patates. Pour ses vieux os, le choc avait été brutal. La hanche, surtout. Brisée. Amir avait connu l’hôpital puis le retour à la maison avec des rendez-vous d’infirmiers réguliers. La semaine dernière, l’un d’eux l’avait retrouvé cloué au sol.
— Faites-moi confiance, faut pas rester tout seul comme ça, à votre âge avec une hanche qui flanche. Je vais m’occuper de vous trouver un joli petit nid.
Amir avait supplié de rester ici. On lui promettait le confort et la santé. On lui imposait le bonheur. Mais sa maison, il ne la quitterait pas. Jamais.
Les flammes grimpent jusqu’au plafond, grignotent la tapisserie, entament les rideaux, raccourcissent la toile cirée. Le feu dévore. Amir ferme les yeux. Il sent la chaleur étouffante, la même que celle des tempêtes de sable. Les cendres lui recouvrent la tête comme des petits grains de sable sur un pare-brise les nuits de sirocco. Il est émerveillé par ce sable qui a franchi au gré du vent le désert et la mer, ce sable qu’on n’attend pas et qui s’invite sur les parkings. L’exil salit les voitures des braves gens. Un coup de chiffon et on n’en parle plus.
— Laissez-moi crever dans mes murs sans porte, avait-il hurlé à la dame en noir du centre d’aide aux personnes âgées qui lui indiquait sa date de transfert vers le centre médicalisé. Mais elle n’avait pas compris. Ou alors elle en avait décidé autrement. C’est pour cela qu’Amir avait rajouté au moment où elle traversait le couloir : « Moua ti té. »
Plus jamais, il n’écoutera les personnes en costume sombre. Plus jamais il ne se laissera berner par leur confiance et leur bienveillance. Aux costumes sombres, Amir choisit les ombres. Celle de Fatima et de la petite Sophia. Derrière ses paupières fermées, il devine la lumière. Il entend le feu qui rugit, le feu qui l’appelle :
— Moua ti tè.
« Moi te tuer ».