CHAMBRE 326, UNITÉ A
Géraldine Dauphin
Dehors, il fait un froid à vous givrer les zygomatiques, à vous engourdir la moustache, à vous ankyloser tout ce qui pourrait dépasser d'un bonnet, d'un cache-nez ou de tout autre fragile bout de tissu dont l'unique objectif serait de conserver quelques calories. Par conséquent, l'épaisseur de graisse et de peau recouvrant le squelette de Jeanne n'est que piètre défense face aux températures glaciales de ce mois de décembre. Depuis plusieurs jours, les médias ne parlent que de ce phénomène météorologique, s'excitant sur les comparaisons avec l'année 1954, sanctuaire des sans-logis de cette époque. À croire que les miséreux de l'année 2017 sont bien mieux lotis puisque l'on nous assomme à coup de « SAMU social, centre d'hébergement, 115, soupe populaire, restos du cœur, entraide, main tendue, un petit coin chez Madame X, un repas partagé chez Monsieur Y, la solidarité !.. » À votre bon cœur Messieurs Dames ! Mais eux, les bien-pensants, les puissants... bien au chaud dans leur logement de fonction, que font-ils ? Ah oui ! Ils réfléchissent aux habitations insalubres, à la précarité énergétique, au nombre de places d'accueil des sans-abris, aux urgences saturées… mais aussi, à respecter une certaine esthétique, inhérente à chaque fin d'année. On s'emploie donc à déplacer la misère en demandant à ces pauvres âmes de ne pas rester devant l'entrée des grands magasins, accoutrés de décorations immondes et luisantes. Cela ne donne pas une belle image du centre-ville qui a déjà grand-peine à attirer les foules depuis quelques temps. Alors, la chaleur qui se dégage des portes coulissantes pour réchauffer, dans un souffle éphémère, les visages des gens à même le sol, vous pensez bien que l'on y réfléchit que très peu, bien au chaud dans les logements de fonction.
Jeanne sort du laboratoire de sciences humaines, un pavé sous le bras qui n'est autre que le mémoire de son directeur de thèse. Elle doit avaler ce mille-feuille indigeste afin de poursuivre ses travaux de recherche sur « Les mouvements de populations et leur accueil dans notre société ». Elle est sommée de rendre un rapport sur l'exil pour lundi… On est vendredi soir ! Elle glisse l'objet de sa perplexité dans son sac tout en se dépêchant d'attraper le bus de 17 h 49, ligne 10.
La jeune femme est fatiguée, elle s'est engagée sur une thèse mais n'y trouve plus de sens. Rechercher, fouiller, creuser, lire, relire, traduire, résumer, argumenter… tout cela pour répondre, écrire, réécrire, déchirer, recommencer, effacer, taper, rapporter… Bref, recracher de façon synthétique le travail d'autres à destination de gens qui connaissent déjà la fin de l'histoire, fruit de leurs propres recherches, elles-mêmes inspirées d'autres professeurs émérites. À y réfléchir, ce serait plutôt une histoire sans fin !
Mais qu'est-ce qu'elle y connaît à l'exil, elle, fille et petite-fille de « bons Français », même pas d'héritage exotique dans la lignée, pas d'Espagnols, d'Italiens, de Polonais, de Russes qui auraient fui la guerre, ni d'Algériens, de Marocains qui seraient venus défendre les intérêts de la France. Et puis, quand on voit la pâleur de sa peau, il n'y a pas de doutes, la génétique n'a pas pu faire autrement que d'exprimer les gènes « peau blanche », « yeux bleus », « cheveux roux », rien qui ne puisse évoquer un voyage transfrontalier d'un quelconque ancêtre. Et comment parler de déracinement, de souvenirs lointains, de perte d'un ailleurs, d'odeurs disparues, de peurs, de déchirures ? Quelle légitimité à s'approprier les sentiments des autres, à parler pour eux ? Comment coucher sur le papier ce qui ne l'a pas construite ? Elle trouve cela immoral et refuse d'être un imposteur d'émotions, de vies abîmées, de souffrances indicibles. De quel droit !
Toutes ces questions cognent dans sa tête. C'est décidé, elle s'accordera un week-end de répit et bataillera lundi matin avec Monsieur « Maître de Thèse ».
De toute façon, ce soir, comme chaque vendredi, elle va chambre 326, à la rencontre de la personne la plus chère à son cœur, Mamina, de son vrai nom Amélie Desplantes… sa grand-mère.
Jeanne se faufile le plus vite possible dans le hall, essoufflée, comme si le froid avait pris l'apparence d'une horde de fous lancés à ses trousses. Elle enlève son bonnet et son écharpe, le choc thermique n'est pas loin ! C'est vrai qu'ici, il fait chaud toute l'année, c'est qu'il ne faut pas qu'ils frissonnent, tous ces petits pensionnaires, repliés sur leurs pauvres os fragiles que le froid pourrait briser en mille morceaux de mille vies…
Ascenseur B, couloir C, Unité Alzheimer.
Jeanne est saluée par le personnel qui la connaît bien. Il faut dire qu'elle n'a pas raté un seul vendredi depuis que sa grand-mère est partie en voyage dans ce pays où il ne sert à rien d'emporter ses bagages, chaque jour étant un nouveau départ pour une destination indéfinie.
D'un geste machinal, elle frappe à la porte pour annoncer son arrivée sachant pertinemment que personne ne lui répondra.
« Où est-ce que j'ai bien pu le mettre ? Il était pourtant là, dans mon tiroir de commode, sous ma combinaison. Et si je veux apporter un panier aux hommes, ce soir, comment je vais faire ? Il faut bien que je me protège, c'est qu'ils sont partout. Où est-ce que j'ai bien pu le mettre ? Il était pourtant là, dans mon tiroir de commode, sous ma combinaison. Et si je veux apporter un panier aux hommes ce soir, comment je vais faire ? Il faut bien que je me protège, c'est qu'ils sont partout ». Le leitmotiv tourne en boucle.
Jeanne regarde ce petit bout de femme dans son fauteuil, elle est agitée. Mamina est penchée sur ses mains crispées qu'elle serre et desserre, ses doigts déformés par les rhumatismes se croisent et se tordent, le regard est intense, l'angoisse a pris place. La vieille femme semble chercher quelque chose, elle est perdue et inquiète. Jeanne s'approche d'elle doucement, plie ses genoux et se met à sa hauteur. Elle pose sur ce vieux corps un regard doux et bienveillant que seul l'amour permet. Face à la torpeur de Mamina, sa petite-fille lui demande : « Amélie, que cherches-tu ? » Elle sait qu'il ne sert à rien de l'appeler par son doux nom de grand-mère que Jeanne avait choisi pour elle étant enfant. Le seul nom qui lui redonne son identité est son prénom, c'est en quelque sorte son passeport pour notre monde. Après tout, n'est-ce pas par ce mot que nous sommes reconnus depuis notre premier souffle jusqu'au dernier ? N'est-ce pas lui qui sera gravé sur du granit au-dessus de notre visage ? N'existons-nous pas par notre prénom quel que soit notre pays ? N'est-ce pas lui qui nous rend humain, dissociable d'un autre, différent et unique aux yeux de celui qui le prononce ?
Amélie observe Jeanne, sans la reconnaître, bien sûr, mais elle sait qu'elle peut avoir confiance en elle, elle le sent. Alors, à voix basse, elle se confie : « Mon pistolet ! »
Jeanne connaît le passé de sa grand-mère. Elle faisait passer des paniers remplis de vivres et d'armes aux maquisards. Elle lui avait parlé des morsures du froid dans la neige, des ronces qui s'agrippaient à ses vêtements et de la peur qu'elle avait connue, jeune fille. C'est dans le trouble de cette époque qu'elle avait rencontré son grand-père, au nom de résistant chevaleresque que l'on tait encore. C'est un pseudonyme dont on ne se défait jamais tant il est rattaché à un moment de son existence qu'aucun homme n'aurait dû avoir à vivre.
Amélie semble loin, comme déracinée de notre temps, perdue dans son passé dont elle peut donner chaque détail : les images sont nettes, les odeurs encore puissantes, les émotions vives et ressenties comme si elles étaient vécues pour la première fois. Jeanne n'a pas en face d'elle sa Mamina, sa grand-mère qui se moulait aux caricatures des grands-mamans de contes. Non, c'est une femme d'une autre époque, replongée dans ses propres tragédies, ses terreurs, ses souvenirs tellement envahissants qu'ils transpercent le mur de sa mémoire, se font d'un notre siècle. Pour Jeanne, Mamina est une magicienne qui sait faire ressurgir ses émotions, une femme dotée d'une machine à remonter le temps qui nous permet de nous enrichir d'un ailleurs lointain comme personne d'autre ne pourrait le permettre. Mais à quel prix ! Jeanne est seule à se débattre avec ses tourments, personne ne peut l'aider, tout ceux qu'elle a connus ne sont plus là. Elle a laissé sa maison, son territoire, sa famille pour vivre au milieu d'autres comme elle, en transit… dans un camp de réfugiés, au fond du couloir C, unité Alzheimer. La vieille femme se retrouve déportée dans cette chambre sans âme, aux murs clairs qui laisseront place à une autre vieille femme après elle. Elle est obligée de vivre là, à l'écart comme étrangère à sa propre existence, sans choix, éloignée du regard de notre société, paria cachée du monde : une exilée...
Jeanne sait trouver les paroles qui vont la faire revenir, la ramener en 2017, dans un pays en paix où il ne faut plus se battre pour survivre. À part, bien entendu, tous ces gens devant les grands magasins qui cherchent la chaleur des souffleries urbaines pour se réchauffer la peau. Une autre guerre…
— Ne t'inquiète pas Amélie, ce soir, les hommes ont déjà été ravitaillés. Tu leur apporteras ton panier demain et je serai là pour t'aider à chercher le revolver, il ne doit pas être bien loin.
Peu à peu, le visage d'Amélie recouvre les traits de celui de Mamina.
— Tu es une bonne petite !
L'échappée est terminée, c'est le retour au pays d'accueil. Le regard vague se perd à nouveau, la bouche s'entrouvre, inexpressive... la vie est passée.
Jeanne sait qu'elle doit partir, sa grand-mère est fatiguée. Elle lui aura livré un petit bout de sa jeunesse, précieux cadeau que les gens conscients et lucides distillent au compte-goutte, retenus par une pudeur qui freine le partage de la mémoire familiale.
La jeune fille prend les mains fragiles de cette vieille âme, avec tendresse, dénuée de tristesse car elle sait que la plus forte n'est pas celle que l'on croit. Mamina la nourrit chaque vendredi, elle sait lui livrer son héritage et la toucher au plus profond d'elle-même. C'est elle qui a le pouvoir entre ces murs si clairs dépourvus de tout ce qui fait le monde des vivants que nous côtoyons. Son monde à elle est pourtant tout aussi peuplé que le nôtre, aussi coloré, intense, une sorte d'espace parallèle avec lequel nous devons inlassablement construire de nouvelles passerelles. Nomades entre deux terres.
En rentrant chez elle, Jeanne repense à ces gens dehors, exclus de toute chaleur humaine, cherchant la flamme au bout de leur cheminée de tabac. Demain, certains feront les gros titres des journaux, des inconnus, des sans-noms qui se seront laissés enlacer par les bras d'un froid glacial et mortel de 2017... Des exilés de la société, rejetés, sans place, arrachés à leur vie d'avant, expatriés de nos villes, migrant d'un emplacement de fortune à un autre.
Lundi matin, Jeanne fera un détour par le centre-ville avant de se rendre au laboratoire. Dehors, il fera un froid à vous givrer les zygomatiques, à vous engourdir la moustache, à vous ankyloser tout ce qui pourrait dépasser d'un bonnet ou d'un cache-nez, mais elle s'assiéra à même le sol, cherchera la chaleur des souffleries comme eux et leur demandera leur prénom...
La jeune femme sort le manuscrit de son sac, le pose sans égard sur son bureau, elle ne le lira pas. Son ordinateur la regarde, fond bleu, lumineux, froid et muet...
Jeanne commence à écrire :
« Amélie, exilée, Chambre 326, Couloir C, Unité A »
Jeanne sort du laboratoire de sciences humaines, un pavé sous le bras qui n'est autre que le mémoire de son directeur de thèse. Elle doit avaler ce mille-feuille indigeste afin de poursuivre ses travaux de recherche sur « Les mouvements de populations et leur accueil dans notre société ». Elle est sommée de rendre un rapport sur l'exil pour lundi… On est vendredi soir ! Elle glisse l'objet de sa perplexité dans son sac tout en se dépêchant d'attraper le bus de 17 h 49, ligne 10.
La jeune femme est fatiguée, elle s'est engagée sur une thèse mais n'y trouve plus de sens. Rechercher, fouiller, creuser, lire, relire, traduire, résumer, argumenter… tout cela pour répondre, écrire, réécrire, déchirer, recommencer, effacer, taper, rapporter… Bref, recracher de façon synthétique le travail d'autres à destination de gens qui connaissent déjà la fin de l'histoire, fruit de leurs propres recherches, elles-mêmes inspirées d'autres professeurs émérites. À y réfléchir, ce serait plutôt une histoire sans fin !
Mais qu'est-ce qu'elle y connaît à l'exil, elle, fille et petite-fille de « bons Français », même pas d'héritage exotique dans la lignée, pas d'Espagnols, d'Italiens, de Polonais, de Russes qui auraient fui la guerre, ni d'Algériens, de Marocains qui seraient venus défendre les intérêts de la France. Et puis, quand on voit la pâleur de sa peau, il n'y a pas de doutes, la génétique n'a pas pu faire autrement que d'exprimer les gènes « peau blanche », « yeux bleus », « cheveux roux », rien qui ne puisse évoquer un voyage transfrontalier d'un quelconque ancêtre. Et comment parler de déracinement, de souvenirs lointains, de perte d'un ailleurs, d'odeurs disparues, de peurs, de déchirures ? Quelle légitimité à s'approprier les sentiments des autres, à parler pour eux ? Comment coucher sur le papier ce qui ne l'a pas construite ? Elle trouve cela immoral et refuse d'être un imposteur d'émotions, de vies abîmées, de souffrances indicibles. De quel droit !
Toutes ces questions cognent dans sa tête. C'est décidé, elle s'accordera un week-end de répit et bataillera lundi matin avec Monsieur « Maître de Thèse ».
De toute façon, ce soir, comme chaque vendredi, elle va chambre 326, à la rencontre de la personne la plus chère à son cœur, Mamina, de son vrai nom Amélie Desplantes… sa grand-mère.
Jeanne se faufile le plus vite possible dans le hall, essoufflée, comme si le froid avait pris l'apparence d'une horde de fous lancés à ses trousses. Elle enlève son bonnet et son écharpe, le choc thermique n'est pas loin ! C'est vrai qu'ici, il fait chaud toute l'année, c'est qu'il ne faut pas qu'ils frissonnent, tous ces petits pensionnaires, repliés sur leurs pauvres os fragiles que le froid pourrait briser en mille morceaux de mille vies…
Ascenseur B, couloir C, Unité Alzheimer.
Jeanne est saluée par le personnel qui la connaît bien. Il faut dire qu'elle n'a pas raté un seul vendredi depuis que sa grand-mère est partie en voyage dans ce pays où il ne sert à rien d'emporter ses bagages, chaque jour étant un nouveau départ pour une destination indéfinie.
D'un geste machinal, elle frappe à la porte pour annoncer son arrivée sachant pertinemment que personne ne lui répondra.
« Où est-ce que j'ai bien pu le mettre ? Il était pourtant là, dans mon tiroir de commode, sous ma combinaison. Et si je veux apporter un panier aux hommes, ce soir, comment je vais faire ? Il faut bien que je me protège, c'est qu'ils sont partout. Où est-ce que j'ai bien pu le mettre ? Il était pourtant là, dans mon tiroir de commode, sous ma combinaison. Et si je veux apporter un panier aux hommes ce soir, comment je vais faire ? Il faut bien que je me protège, c'est qu'ils sont partout ». Le leitmotiv tourne en boucle.
Jeanne regarde ce petit bout de femme dans son fauteuil, elle est agitée. Mamina est penchée sur ses mains crispées qu'elle serre et desserre, ses doigts déformés par les rhumatismes se croisent et se tordent, le regard est intense, l'angoisse a pris place. La vieille femme semble chercher quelque chose, elle est perdue et inquiète. Jeanne s'approche d'elle doucement, plie ses genoux et se met à sa hauteur. Elle pose sur ce vieux corps un regard doux et bienveillant que seul l'amour permet. Face à la torpeur de Mamina, sa petite-fille lui demande : « Amélie, que cherches-tu ? » Elle sait qu'il ne sert à rien de l'appeler par son doux nom de grand-mère que Jeanne avait choisi pour elle étant enfant. Le seul nom qui lui redonne son identité est son prénom, c'est en quelque sorte son passeport pour notre monde. Après tout, n'est-ce pas par ce mot que nous sommes reconnus depuis notre premier souffle jusqu'au dernier ? N'est-ce pas lui qui sera gravé sur du granit au-dessus de notre visage ? N'existons-nous pas par notre prénom quel que soit notre pays ? N'est-ce pas lui qui nous rend humain, dissociable d'un autre, différent et unique aux yeux de celui qui le prononce ?
Amélie observe Jeanne, sans la reconnaître, bien sûr, mais elle sait qu'elle peut avoir confiance en elle, elle le sent. Alors, à voix basse, elle se confie : « Mon pistolet ! »
Jeanne connaît le passé de sa grand-mère. Elle faisait passer des paniers remplis de vivres et d'armes aux maquisards. Elle lui avait parlé des morsures du froid dans la neige, des ronces qui s'agrippaient à ses vêtements et de la peur qu'elle avait connue, jeune fille. C'est dans le trouble de cette époque qu'elle avait rencontré son grand-père, au nom de résistant chevaleresque que l'on tait encore. C'est un pseudonyme dont on ne se défait jamais tant il est rattaché à un moment de son existence qu'aucun homme n'aurait dû avoir à vivre.
Amélie semble loin, comme déracinée de notre temps, perdue dans son passé dont elle peut donner chaque détail : les images sont nettes, les odeurs encore puissantes, les émotions vives et ressenties comme si elles étaient vécues pour la première fois. Jeanne n'a pas en face d'elle sa Mamina, sa grand-mère qui se moulait aux caricatures des grands-mamans de contes. Non, c'est une femme d'une autre époque, replongée dans ses propres tragédies, ses terreurs, ses souvenirs tellement envahissants qu'ils transpercent le mur de sa mémoire, se font d'un notre siècle. Pour Jeanne, Mamina est une magicienne qui sait faire ressurgir ses émotions, une femme dotée d'une machine à remonter le temps qui nous permet de nous enrichir d'un ailleurs lointain comme personne d'autre ne pourrait le permettre. Mais à quel prix ! Jeanne est seule à se débattre avec ses tourments, personne ne peut l'aider, tout ceux qu'elle a connus ne sont plus là. Elle a laissé sa maison, son territoire, sa famille pour vivre au milieu d'autres comme elle, en transit… dans un camp de réfugiés, au fond du couloir C, unité Alzheimer. La vieille femme se retrouve déportée dans cette chambre sans âme, aux murs clairs qui laisseront place à une autre vieille femme après elle. Elle est obligée de vivre là, à l'écart comme étrangère à sa propre existence, sans choix, éloignée du regard de notre société, paria cachée du monde : une exilée...
Jeanne sait trouver les paroles qui vont la faire revenir, la ramener en 2017, dans un pays en paix où il ne faut plus se battre pour survivre. À part, bien entendu, tous ces gens devant les grands magasins qui cherchent la chaleur des souffleries urbaines pour se réchauffer la peau. Une autre guerre…
— Ne t'inquiète pas Amélie, ce soir, les hommes ont déjà été ravitaillés. Tu leur apporteras ton panier demain et je serai là pour t'aider à chercher le revolver, il ne doit pas être bien loin.
Peu à peu, le visage d'Amélie recouvre les traits de celui de Mamina.
— Tu es une bonne petite !
L'échappée est terminée, c'est le retour au pays d'accueil. Le regard vague se perd à nouveau, la bouche s'entrouvre, inexpressive... la vie est passée.
Jeanne sait qu'elle doit partir, sa grand-mère est fatiguée. Elle lui aura livré un petit bout de sa jeunesse, précieux cadeau que les gens conscients et lucides distillent au compte-goutte, retenus par une pudeur qui freine le partage de la mémoire familiale.
La jeune fille prend les mains fragiles de cette vieille âme, avec tendresse, dénuée de tristesse car elle sait que la plus forte n'est pas celle que l'on croit. Mamina la nourrit chaque vendredi, elle sait lui livrer son héritage et la toucher au plus profond d'elle-même. C'est elle qui a le pouvoir entre ces murs si clairs dépourvus de tout ce qui fait le monde des vivants que nous côtoyons. Son monde à elle est pourtant tout aussi peuplé que le nôtre, aussi coloré, intense, une sorte d'espace parallèle avec lequel nous devons inlassablement construire de nouvelles passerelles. Nomades entre deux terres.
En rentrant chez elle, Jeanne repense à ces gens dehors, exclus de toute chaleur humaine, cherchant la flamme au bout de leur cheminée de tabac. Demain, certains feront les gros titres des journaux, des inconnus, des sans-noms qui se seront laissés enlacer par les bras d'un froid glacial et mortel de 2017... Des exilés de la société, rejetés, sans place, arrachés à leur vie d'avant, expatriés de nos villes, migrant d'un emplacement de fortune à un autre.
Lundi matin, Jeanne fera un détour par le centre-ville avant de se rendre au laboratoire. Dehors, il fera un froid à vous givrer les zygomatiques, à vous engourdir la moustache, à vous ankyloser tout ce qui pourrait dépasser d'un bonnet ou d'un cache-nez, mais elle s'assiéra à même le sol, cherchera la chaleur des souffleries comme eux et leur demandera leur prénom...
La jeune femme sort le manuscrit de son sac, le pose sans égard sur son bureau, elle ne le lira pas. Son ordinateur la regarde, fond bleu, lumineux, froid et muet...
Jeanne commence à écrire :
« Amélie, exilée, Chambre 326, Couloir C, Unité A »