Faim, faim extrême… La journée, la nuit. Manger… Sensation énorme et terrifiante d’urgence. Pas de question. Avancer, manger, vivre. Ne pas dormir. Respirer à peine. Ouvrir, fermer les yeux. Une bouche, pas de cerveau. Un ventre sur pattes vide et douloureux du vide, gouffre de besoin à la vertigineuse envie d’enfler. J’arpente le terrain pour nourrir la bête.
J’ai fait le boulot. J’ai bien grossi. J’ai gobé tout ce qui me passait à portée de bouche. Le résultat ne s’est pas fait attendre. Me voilà charpentée. Mon corps a littéralement explosé. Plusieurs fois. Une nouvelle peau à chaque fois. Une enveloppe qui semblait évoluer au fil de mes appétits. Poils, boutons, aspérités, couleurs curieuses et belles. Mes couleurs se voient de loin. Moi aussi. Je me remplis. Les dentelles de ma maison ont comblé mon estomac. Architecte de ma démesure je suis le maître d’œuvre de mon chantier intérieur. Je m’incarcère dans un corps devenu trop lourd à porter.
Soudain, une phase de calme. Cette boule de faim au ventre a disparu ce matin, remplacée par une irrépressible envie de m’accrocher quelque part et d’ancrer le vagabondage. Fragile esquif amarré au pilier de la foi d’un avenir léger, je tangue. Funambule au fil de soi(e), Ariane a tranquillement dompté le Minotaure.
Ma peau s’est endurcie. Elle protège l’intérieur de mon corps. De solides barrières tissées avec patience me protègent de l’extérieur. Je m’accomplis. Mon adolescence est efficace. Je mue.
Ce matin c’est un nouveau souffle. Un appel d’air, un bruissement. Quel signe ? Un instinct sans doute ? Un ballet s’annonce, les trois coups sont frappés. En scène jeunes gens !… Le rideau s’ouvre. Une infime fissure. Je bouge lentement. Franchir le pas est à ma portée. Déterminée, prudente, guerrière-aventurière, je vais affronter en sauvage la lumière du vaste monde.
Après des efforts au-delà de l’imaginable, le jour… La vie.
Je ne reconnais plus mon corps. Lui et moi nous avons éclos au soleil. Et pourtant, c’est moi. Moi et uniquement moi, jamais autant qu’aujourd’hui. Moi qui vis, respire et me sens pousser des ailes de poudre colorée.
Je n’aurai que peu de temps. C’est le destin de mon espèce. C’est court, la vie de papillon. Ephémère et tragique.