Je vais raconter l'expérience. Ce qui a été vécu. Et ce faisant, je vais tenter de sauver ce qui peut l'être encore, avec l'espoir de faire revenir – peut-être à travers les trous de ce petit carnet qui pourraient tout aussi bien être ceux de la passoire de ma mémoire en train de se vider –, non les évènements eux-mêmes, mais les mots, le texte autour duquel ces évènements se sont déroulés. Un texte d'une telle véhémence qu'il mérite bien que je me confronte au désespoir exalté que j'éprouve à l'avoir perdu. Par tous les moyens, tenter de faire renaître le livre que je n'ai pas écrit mais qui s'est écrit en moi, qu'un autre que moi a écrit à travers moi !
J'avais dû m'endormir vers 02:00 du matin et il était maintenant 06:00. Je m'étais réveillé fatigué, mais cependant conscient de l'ampleur de la tâche à laquelle je m'étais consacré durant mon sommeil. Nauséeux, j'avais péniblement ouvert les yeux, persuadé n'avoir piqué du nez qu'un bref instant. Quatre heures s'étaient en fait écoulées. Quatre heures d'une lecture fluide et exaltante, jusqu'à ce que mes yeux fatigués ne finissent par buter sur tous les mots qui s'étaient mis à résister. Il est temps de faire une pose, m'étais-je dit. Et c'est ainsi que, parvenu aux deux tiers de l'ouvrage, j'avais émergé.
La première pensée qui me vint en m'éveillant touchait, non au texte lui-même, mais au travail de lecture que j'avais engagé : au fil de la nuit qui était passée comme un charme, j'avais glissé sans m'en rendre compte – ou tout au moins sans l'avoir vraiment voulu – de la lente plongée passive à l'intérieur d'une pensée qui n'était pas la mienne, à quelque chose qui s'apparentait à l'édification d'une œuvre nouvelle à laquelle j'avais participé : lisant les mots d'un autre, s'étaient trouvées convoquées mes propres émotions, lesquelles prenant place au sein du récit, lui avaient donné un sens nouveau !
La seconde pensée consciente fut que pour ne pas perdre le fil ténu qui me reliait à l'œuvre en train de se composer, il me fallait bien vite jeter sur le papier les images que la lecture avait fait émerger, et pour ce faire reprendre, fixer et annoter... un texte qui n'existait presque plus, qui s'était dérobé dès lors que je m'étais réveillé. Simple rêve ? me demandai-je. Et cependant, alors même que le soleil qui se lève pourrait bien finir de dissiper l'illusion, je ne peux me résoudre à abandonner l'espoir de ramener à moi le livre perdu. Il est forcément quelque part ! Trop évocateur, trop essentiel, d'une écriture trop aboutie pour n'être qu'une chimère ! Aurais-je assez de force et d'abnégation pour aller le chercher là où il est ? Y a-t-il une chance pour que j'y parvienne seul ou me faudra-t-il demander de l'aide ? Peyotl ? Hypnose ?
Dès lors qu'on convoque les rêves, on voit débarquer en surimpression le profile austère de Sigmund Freud, mais qu'on ne se méprenne pas : je ne cherche pas un pourquoi. Je veux juste que me soient rendus les mots qui composent magnifiquement ce livre que le jour m'a volé. Pour ce que j'en sais, il s'agit du volume 3 d'une œuvre qui en comporte quatre, publiée chez Galimard, bien qu'aucun catalogue de la Maison n'y fasse référence. Ecrit par qui ? Mouawad ? Gaudé ? J'ai pensé à eux, mais au final ni l'un ni l'autre, ni aucun autre. Ni titre ni auteur. Et pourtant, une œuvre choyée, choisie et déjà lue avant cette nuit. Un volume 3 annoté de ma main, les notes antérieures ayant orienté et soutenu le travail de (re)lecture de la nuit, resté inachevé. La première partie de l'ouvrage s'étire comme une route sans fin. Une histoire de motards toujours en mouvement. Une horde sauvage – gilets en jean sur blousons de cuir, poses de matador – qui ne poursuit rien, mais qui n'a nulle part où aller. Nulle part où s'arrêter. Pages denses. Asphalte uniforme des signes typographiques, serrés les uns contre les autres. Difficile de tailler dans le texte. Difficile de changer de voix, d'isoler un personnage, tant la matière, tout comme la horde, est homogène. Un monolithe. Une écriture du silence, sans dialogue, et pourtant ça parle. Ça nous parle. Du bannissement. De l'impossibilité de se fixer quelque part. D'un monde devenu hostile, inhospitalier, qu'il vaut mieux ne parcourir que de nuit. Rature des phares dans la nuit. La horde a beau être farouche, elle est aussi traversée de peurs soudaines, enfantines, comme lorsque les phares d'une voiture inconnue apparaissent dans le lointain et trouent l'obscurité. La voix qui lit n'incarne aucun personnage distinct, car il n'y en a pas. Elle ne décrit aucun paysage, car il n'y en a pas. Seulement la horde qui est une, et la route, ruban noir sur le noir de la nuit. Des mots écrits en noir sur la route de la nuit. Et pourtant ça n'est ni angoissant ni désespéré. Il se passe toujours quelque chose qui nous pousse en avant, des évènements surviennent qui pourraient changer le destin du lecteur. Mais lesquels ? Impossible de prévoir ! C'est parfois haletant et parfois édifiant, comme lorsque la horde assiste de loin, impuissante, au démantellement d'un squat de migrants sous la flèche de l'église Saint-Michel, pendant que tournent dans le ciel les hélicoptères des chaînes de télévision. On est ébloui par leurs projecteurs, si intensément que la page en devient blanche.
Fondu au blanc. Ils ont fait halte dans ce qui pourrait être un monastère, moins la religion. Un lieu à la fois protégé du monde et engagé, qui dégage sinon une spiritualité, du moins une forme de sérénité. Un lieu où on peut parler, se parler, exister au moins en tant que personnage, faute de mieux. La lecture devient plus facile car on peut identifier, s'identifier, se différencier. Texte plus morcelé. Avec du vide pour respirer, prendre le temps d'écouter. Une chanson en catalan. Un vieux qui parle de la guerre civile. Le babillage de deux enfants couchés dans la poussière, foulard rouge noué autour du cou. Ça commence à jouer. À vivre. Le texte peut se répendre dans l'air. Il n'est plus confiné au livre. Il entre en résonnance. L'avis des uns et des autres. La vie de l'œuvre. Et ça coule, ça se déroule. Parfois ça heurte sur un mot, mais ça ne fait rien. Ça produit une étincelle qui peut éclairer. C'est fugace, mais ça peut tout changer.
Et puis soudain 06:00. L'envie de pisser qui balaie tout sur son passage. Ce qui, pour l'heure, pouvait être sauvé de l'oubli sèche sur ces pages. Remonterai-je jamais jusqu'à la source ? Comment sortir du chemin de l'effacement ? Comment se déprendre de l'oubli ? Comment faire pour désécrire le silence ?