« L'effet mer », appartement à louer sur Venise, à partir de 70 € la nuitée.
Fabrice s'agaça de cette notification. Il ne saurait dire si cela venait du mauvais jeu de mot rappelant sa façade maritime et la disparition annoncée de la ville, ou si cela provenait de la photo « coucher de soleil au ketchup » qui l'accompagnait, mais l'intrusion de cette publicité sur son fil d'actualité le rendit mal à l'aise. Les pages de ses réseaux sociaux affichaient généralement des polémiques sans importance, ponctuées parfois par des vidéos de chats, mais jamais ce genre d'annonce. Un certain Angelo proposait un lit dans sa résidence située au cœur de la plus belle ville du monde, avec la promesse d’un voyage authentique. Fabrice fit disparaître la publicité d'un coup de mollette et repris ses activités de suivi de dossier. La fin de journée s'étira ainsi mollement, une note chassant l'autre avec parfois des sons de notification des réseaux sociaux pour se distraire. Au souper, il repensa à cet Angelo et à l’authenticité de son logement. Les pâtes baignaient dans une sauce insignifiante où le fromage fondait comme du plastic. « Après tout ! ». Fabrice n'avait pas de souvenirs de vacances à lui. Malgré ces trente ans passés, ses congés servaient à garder ses petits neveux ou à rendre visite à ses parents vieillissant. Cela semblait convenir à tout le monde, à commencer par lui. La lecture d'un long article sur Venise acheva de le convaincre. Son histoire, sa dimension artistique, son architecture et bien sûr sa fragilité lui garantissaient un séjour inoubliable. Lors de la réservation de la chambre, il se souvint du jeu de mot « effet mer » et se permit un petit commentaire d'accompagnement : « à bientôt Angel'eau. Hâte de découvrir le lit de la lagune ». Les jours suivants furent pratiquement entièrement consacrés à la visite virtuelle de la ville, les sites Web des musées et les plans satellites. La veille du départ, Fabrice se sentait porter par une excitation jamais ressentie, la sensation que ce voyage allait le changer à tout jamais.
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Tous les chemins mènent à Rome. Et bien, c'est faux. Ils mènent à la place San Marco de Venise. Le monde entier se déverse sur cette esplanade. Les gondoles, les barques, les pirogues, les vaporetti, les bateaux et les paquebots vomissent des hordes de touristes dans ce même lieu. Sur ces quelques mètres carrés se bousculent des pigeons, des statuts antiques, des étrangers, des écoliers en groupe, des chevaux en pierre, des serveurs en sueur, des chaussures et des tongs, des colonnes et des tours, des guides qui agitent des drapeaux, des vendeurs d'inutiles et des téléphones qui survolent la foule. La marée s'abat continuellement sur les rives de Venise. Fabrice venait de débarquer et il se débattait comme il pouvait pour trouver une place sur cette place, sans y arriver. Des corps inconnus le frôlaient, le bousculaient parfois, avec des excuses aux accents du monde. Une agoraphobie légitime s'empara de lui. Aussi il chercha un banc, un recoin, un ancrage. Mais rien. Rien pour se raccrocher. Le brouhaha le poussa de petites rues en petites rues jusqu'au pont Rialto, comme porté par la vague dévastatrice d'un tsunamis. « Fuir ». Il avança au milieu des bras et des corps gras, traînant sa valise comme un âne mort. Il parvint à se glisser dans une ruelle, puis une autre, puis une autre, longeant des murs sans les voir jusqu'au moment où il se retrouva enfin seul sur une placette. Il reprit son souffle, un peu d’air frais. Une barque d'un bleu pétant brisa la sérénité en le saluant d'un pet de gasoil. Il consulta le plan de la ville assis sur sa valise, et eut bien du mal à se situer. Il finit malgré tout par définir un parcours jusqu’à sa location. Son bagage cliquetait à chaque pavé et tambourinait à chaque marche. Le chemin semblait relativement clair sur le papier, mais dans la réalité il se concluait régulièrement par un canal ou une impasse. Épuisé, Fabrice parvint malgré tout à l’adresse indiquée, au pied d’un immeuble penché, à la porte minuscule et aux fenêtres biscornus. Les murs des bâtiments voisins semblaient se tenir entre eux, se porter avec une ingéniosité qui défiait les lois de la gravité. Après avoir pressé la sonnette « effet mer », Fabrice grimpa un escalier de bois grinçant tel une épave échouée au port. Angelo qui ressemblait plus à une barrique qu’à un marin, l’accueillit dans son appartement. Avant de prendre la parole, le propriétaire recracha quelques coquilles de graines de tournesol de sa bouche qu'il déposa dans une coupelle. - Alors ? Il a fait bon voyage ? Il a trouvé facilement ? Angelo s'exprimait dans un Français impeccable. Loin d'en être impressionné, Fabrice se montra glaçant. - Non. Cette ville est un vrai labyrinthe. - Ha la magie de Venise ! Qu’il est bon de se perdre dans ses ruelles. C’est si romantique. - Se perdre à deux peut être, mais à des millions, c’est complètement con. Ma clé s’il vous plaît, j’aimerai me reposer. Sans savoir trop quoi répondre, Angelo l’accompagna dans sa chambre, et au passage lui fit découvrir les toilettes avec la baignoire sabot. Il lui venta l’authenticité de l’habitat. - Je ne dirais pas authentique, mais plutôt rustique, conclut Fabrice. Il s'allongea sur le lit, unique intérêt de la chambre. Il fixa un temps le lustre orné de bijoux en plastic en soupant avec quelques biscuits « Petit Beurre » et s’endormit dans les miettes.
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La journée s'annonçait corsée. Angelo lui avait servi un café à réveiller les morts et quelques gâteaux secs qu'il laissait longtemps tremper dans la boisson chaude pour les rendre comestibles. - Il va visiter quoi aujourd'hui ? demanda Angelo entre deux postillons de pipas. - J'envisage de découvrir le palais des Doges et la basilique Santa Maria. Passez donc à la Galeria dell'Accademia. C'est magnifique. L'air chaud et moite de la rue colportait des odeurs de vase, ce qui acheva son réveil. Il marcha une petite heure au hasard des ruelles avant de finir inévitablement sur la place San Marco et sa foule encore plus compacte que la veille. La porte imposante du palais des Doges avait protégé l'édifice de toute sorte d’invasions à travers les siècles mais aujourd'hui elle cédait sous celle des touristes. Une file d'attente sans début ni fin encerclait le bâtiment, si bien que Fabrice ne sut par quel bout l'attraper. Il abandonna l'idée de la visite du palais. La basilique Santa Maria ne se révéla pas plus convaincante. Il déambula entre les colonnes de marbre, les tableaux d'or pompeux et les bancs de bois austère. Il mangea une pizza qui n'avait d'extraordinaire que son prix exorbitant avant de se diriger vers la Galeria conseillée par Angelo. Il s'installa le temps de la sieste devant le clou de la collection, un tableau de Tiepolo, fresque majestueuse représentant la puissance des dieux, mais où il ne vit que la lourdeur des anges. Il commanda un expresso, sorte de marc brûlant qu'il absorba face à la tour du Campo Manin. L'amertume dans sa bouche le poussa à réfléchir à sa propre amertume. Pourquoi avait-il autant de mal à s'enthousiasmer sur cette ville réputée la plus belle du monde ? Certes, la surpopulation favorisait l'inconfort, mais il y avait autre chose. Il regarda la place cherchant une explication, scruta les maisons, les passants, le canal. En fixant l'eau, il imagina une barque glisser au son de la maison des poupées d'EuroDisney. Sortant de la tour, il inventa des chevaliers à la façon du Puy du Fou. Il se demanda si cette ville n'était finalement rien d'autre qu'un parc d'attraction avec des acteurs et des figurants. Les gens semblaient jouer un rôle, se prenant en selfie, affichant le bonheur indiscutable des vacances. Tout semblait faux comme un décor de cinéma, un mauvais téléfilm... Tout sonnait creux. Même ce fameux tableau de Tiepolo avait un goût de télé-réalité avec ses anges. Sur le chemin du retour, Fabrice ne put se défaire de cette sensation. Les rues regorgeaient de billetteries en tous genres, de plans, de programmes d'animation. Des bonimenteurs le sollicitaient pour n'importe quoi, un tour en gondole, une présentation de savon, une démonstration de verrerie...
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Angelo piochait inlassablement des graines de tournesol dans un sac de jute. Il en offrit à Fabrice qui se laissa tenter. Elles se cassaient bruyamment en libérant un mélange de sel et d'huile sur la langue. - Mais vous Angelo, ça ne vous fait rien de vivre dans un parc d'attraction, dans un supermarché à ciel ouvert ? - Ma, c'est plus agréable que de vivre dans le reste du monde, vous savez. Moi, je dis qu'ici, c'est un musée à ciel ouvert. Et puis les choses changent. Le tourisme de masse, c'est... Angelo manqua de s'étouffer et recracha des coquilles vides en toussotant. - ....C'est fini. Les règles, Monsieur Fabrice, vont nous débarrasser des mauvais touristes. - Les règles ? - Vous n'avez pas vu les écriteaux dans toute la ville ? Depuis le 1er mai, à Venise, il est interdit de faire du vélo, de se baigner, d'être en maillot de bain, de donner à manger aux pigeons et de pique-niquer. - N'importe quoi ! Vous délirez ! Interdit de pique-niquer ! Haha... - Et bien demandez à ce couple d'Allemand qui s'est préparé hier un café au pied du pont Rialto : 900 € d'amende, raccompagné en dehors de la ville avec l'interdiction de revenir et signalement aux différentes ambassades. C'est dans le journal d'aujourd'hui. - C'est une blague ? - Mais non. Lisez ! - A paris, il y a tout autant de monde qu'ici et on n'interdit pas de manger un jambon beurre pour autant. C'est ridicule cette histoire. Et les pigeons ? Ils n'ont pas le droit au pique-nique eux non plus ? - Et non. La prolifération, Monsieur Fabrice. Avant, les touristes s'amusaient à faire fuir les pigeons mais depuis peu c'est l'inverse. Y en a trop. - Donc, tout le monde à la diète ! Sauf les restaurateurs évidemment, qui deviennent obligatoires pour se restaurer. - Et oui. J'ai d'ailleurs profité un peu moi aussi de ces mesures en achetant un stock de graines de tournesol à très bas prix. C'est interdit maintenant ici comme toutes les graines pour oiseaux. Reprenez-en. Fabrice vit une certaine logique dans ces restrictions. Plus on affame, plus d'autres se gavent. Rien ne se perd et tout se vomi. - Grappa ? - Ma foi... Fabrice se coucha ivre, mais sans euphorie. Son lit tanguait comme sur un bateau mal amarré. Il s'imagina naviguant sur une terre plate avec au bout, la fin du monde. - Je s'rais, je s'rais... On dirait que j'serais un pirate et toi un soldat. - Non, on serait plutôt des super héros avec le pouvoir de respirer sous l'eau. - D'ac. On n'a qu'à jouer aux super héros qui doivent sauver le peuple de la mer attaqué par des méchants terriens. Fabrice dévisageait ces enfants qui changeaient de vie en quelques secondes. Leurs pieds soulevaient des grains de sable dans leur course effrénée vers l'imagination. Ils plongèrent dans la mer en fredonnant une musique de film d'action, en arrosant tout sur leur passage.
« Et moi, je serais quoi ? ». Fabrice n'avait jamais pris le temps de se poser la question. La vie se déroulait avec son lot d'impondérables, sa liste de courses, ses notes administratives. Les choix s'imposaient mais ne s'anticipaient pas. Pourtant, ce matin, il avait fait un vrai choix. Celui de partir de Venise pour la journée. Un vaporetto l'avait déposé à la Punta Sabbioni, dernier arrêt de la Lagune. Après une marche à travers un port industriel, il avait foulé le sable de la mer Adriatique, tournant ainsi le dos à une ville qu'il ne comprenait pas.
« Et moi, je serais quoi ? ». Fabrice enfonça son doigt dans le sable au plus profond. Son épiderme ressentit une petite humidité suivie d'une fraîcheur. Creuser dans le sable s'avérait plus agréable que de creuser dans son esprit. Aucune réponse ne venait à cette question trop ouverte.
« Et moi, je serais quoi ? ». Il se dirigea vers la mer, enjambant les corps des adultes qui brûlaient tranquillement sous le soleil, leur cerveau hermétique aux bruits de leur progéniture. Il marcha un long moment les pieds dans l'eau le regard perdu dans le lointain. L'eau n'était ni froide ni chaude, juste poisseuse. La plage se concluait par une place aux multiples commerces, glaciers, bars et autres marchands de ballons. Les joyaux de Venise s'invitaient dans chacune de ces vitrines comme une copie en carton pâte. Ici, les parfums raffinés étaient remplacés par les odeurs de crème solaire, les pantalons de lin par des shorts de bain, les tableaux de maîtres par des cartes postales.
« Et moi, je serais quoi ? ». Fabrice s'engouffra dans une supérette et en sortit avec une boite de ravioli Buitoni, deux bouteilles de grappa et une carte postale du pont des soupirs. Il mangea une glace au goût de sucre juste avant de prendre le vaporetto du retour. Le bateau, coque rouillée, usée par ces allers-retours incessants, grondait dans la lagune, faisant trembler les maigres roseaux d'un paysage marécageux. Fabrice observait la faune du ferry, mélange de touristes survoltés par la promesse d'une soirée à Venise et de locaux usés par leur quotidien. Plus on affame, plus d'autres se gavent.
« Et moi, je serais quoi ? ». Un bateau de croisière, immense ville flottante hébergeant plus de cinq mille touristes nous doubla dans l'indifférence générale. Ce monstre des mers crachait à la face du monde une épaisse fumée noir.
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Le soleil du petit matin transperçait les rideaux, répandant une couleur taupe dans toute la chambre. Fabrice n'avait aucune envie de sortir de son terrier. Pour aller où ? Dans les ruelles de Venise ? Sûrement pas. Dans vingt-quatre heures, il quitterait définitivement cette ville pour retrouver sa province française, sa normalité. Bizarrement, cette perspective ne l'enthousiasmait pas plus et finalement sa chambre rustique s'avérait être le meilleur rempart au monde. Il s'ouvrit une bouteille de grappa et en but un grand verre en guise de petit déjeuner. Boire le matin, sans envie, sans raison, sans plaisir, Fabrice éprouva une étrange sensation à transgresser ainsi ses propres règles. La chaleur éthylique qui suivit le poussa à rester prostré, dans un état cotonneux assez agréable. Il n'avait rien d'autre à faire que de parcourir des yeux la chambre qui s'avéra pleines de détailles. La tapisserie orange boursouflait par endroit, accentuant ainsi les motifs rugueux du papier peint. Il s'amusa à deviner des formes comme dans des nuages, des visages, un ange, un pigeon... Le temps dessinait un monde caché. Une araignée s'aventura dans un coin de la pièce. Il lui parla tout doucement : « Reste cachée. C'est mieux». - Monsieur Fabrice ? Monsieur Fabrice ? Ça ne va pas ? Il est bientôt midi et vous n'avez pas pris votre café. La voix d'Angelo sortit Fabrice de son état léthargique brutalement. - Fous moi la paix, toi ! - Mais monsieur... Fabrice jeta la bouteille de grappa presque vide qui s'écrasa sur la porte verrouillée. - Fous moi le camps ! - Monsieur, si ça ne va pas, je peux appeler le médecin... Fabrice ouvrit la porte, affichant sa nudité et ses yeux rouges globuleux. - C'est toi qui es malade, avec tes graines et ta putain ville ! Fous moi le camps, t'entends... Angelo resta interdit devant la porte, les bras ballants. Fabrice monta sur le lit et se mit à sauter en criant. - Ta putain de ville. Ta tour de Babel où personne ne se comprend. Elle prend l'eau, ta tour. De partout. Elle s’effondre. Il continua de sauter, hilare, cherchant à faire des figures de trampoline. - Elle tombe, ta tour. Haha... Il perdit l'équilibre et finit au sol. Il prit alors une longue goulée de la deuxième bouteille. - Ta ville n'est plus que ruines fumantes aux odeurs de pizza. Elle pue le fromage. Haha... Et l'araignée ? Tu sais quoi ? Je vais pas me laisser faire. Ce monde est fou. Avant, les fous on les reconnaissait. Ils parlaient tout seul dans les bus. Mais maintenant tout le monde parle tout seul dans le bus, le casque de téléphone dans l'oreille. « Et tu as pris le pain » et « on se voit dans dix minutes » et blabla et blabla. Et bah moi, j'suis pas fou parce que je te parle, ma belle. Et l'autre con, là, tiens, le pigeon avec ces graines, je m'en vais lui dire ce que je pense. Fabrice s'écrasa sur la porte du salon, cherchant le propriétaire du regard. - Angelo, ton « Effet mer » là, bah, il a rien d’éphémère. Et ouais ! Elle est déjà morte, ta ville. Morte. Et le reste du monde, il ne va pas tarder à suivre. Fabrice pointa du doigt Angelo avec conviction, mais aucune parole n'accompagnait le geste. Il essaya plusieurs fois de dire quelque chose sans y parvenir, alors il se renferma dans sa chambre. Son esprit partait dans tous les sens, accompagné d'une nausée puissante. Nu, enveloppé dans un drap, il faisait penser à un papillon cherchant à sortir de sa chrysalide. Il gesticulait, se parlait, suait, vomissait et cela pendant des heures. Quand la lumière prit enfin la couleur taupe du crépuscule, Fabrice se redressa maladroitement. Dégrisé, il tenta d'arranger un peu la chambre en ramassant les bouteilles, en retirant les draps souillés, en aérant... Puis il enfila à la hâte quelques vêtements dépareillés, prit sa valise, déposa cinquante euros sur la table de chevet et sortit en s'arrangeant pour ne pas croiser Angelo. Dehors, des questions se mirent à frapper sa gueule de bois. Il avait honte de lui, oui, mais ne regrettait pas cette journée aussi sale et déstabilisante fut-elle. Derrière les odeurs d'alcool et de vomis, un parfum l'exaltait plus que tout au monde. Celui de l'indignation. Il éprouvait une certaine fierté à s'être offusqué même s'il n'identifiait pas trop le sujet de sa colère, un mélange de consumérisme à outrance et de surexploitation du lieu. Tout cela était nouveau. « Qu'il est bon d'avoir des convictions ! »
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Une nuit tiède recouvrait la cité. Des touristes apprêtés finissaient leur pizza en terrasse pendant que des vénitiens sortaient faire pisser leur chien ou descendre leur poubelles Fabrice glissait dans ce décor tel un fantôme. Le pont Rialto enjambait le Grand Canal avec élégance et raffinement. Ses lumières attiraient les touristes comme des moustiques sur une lampe de camping. Fabrice grimpa les marches solennellement, conscient de se rapprocher du dénouement. L'idée de son acte avait germé tout l'après-midi dans la douleur, l'amertume et le vomi. Il s'assit sur sa valise, exactement au centre du pont. Il sorti la boite de ravioli Buitoni et l'ouvrit. - Mesdames, Monsieur, ici sur ce pont, je pique-nique. C'est totalement interdit mais je le fais. La foule le contournait, à peine interloquée. - Dans quelques instants la police m’arrêtera. Je leur dirai alors que mon geste est militant. On ne peut plus continuer à fouler ce pont. Non. Cette ville va se noyer sous le poids des magasins de souvenirs, le poids des fast food, le poids de notre médiocrité. Ne voyez-vous pas que seule la poésie peut vivre ici ? Seule sa légèreté est tolérée ? Devant l'indifférence, il se mit debout et avala un ravioli froid avec les doigts. -Il nous faut changer. Maintenant ! Venez la polizia, venez la presse. Je serai le porte-parole des eaux usées et souillées. Emmenez-moi, car ici, il ne faut plus venir. Il y a tant de terres qui ont besoin de notre présence, tant de combat à mener, dans les ZAD ou n'importe où. Allez là où vous ne serez pas un de trop mais un de plus... Fabrice ingurgita un autre ravioli en guise de ponctuation, mais cela ne passa pas. Pris par une violente nausée, il courut par réflexe vomir dans le canal. Un couple français qui prenait un selfie romantique au même moment, se mit à l'insulter, à le traiter de gros porc. à chacun ses motifs d'indignation... Fabrice s’essuya la bouche d'un revers de manche et observa son reflet dansant sur l'eau noire. Il prit conscience de la situation. Jamais il n'aurait la stature d'un leader révolutionnaire. Il le savait. Mais il était un homme de l'ombre, un homme qui s'agite dans le silence, un homme qui fait des remous sur les eaux trop lisses. Il trouverait sa place sur la face cachée de nos luttes.
*** Fabrice avait déambulé sur les rives de la lagune jusqu'à ne plus ressentir ses jambes. Au sud, Venise regorgeait de parcs aux sculptures modernes. Le trentenaire s'installa sur un banc, petit îlot coincé entre un écrin de verdure et des eaux troubles. La ville dormait maintenant. Les bruits légers et subtiles résonnaient sur le quai, des oiseaux nocturnes, des clapotis, du vent dans les arbres. Parfois il lui semblait entendre les rires d'insomniaques qui ricochaient sur la mer. Impossible d'en trouver la provenance. Peut-être l'écho d'un monde heureux. Il resta ainsi à regarder scintiller les balises, les lumières des palais et les gondoles bien rangées. Vers cinq heures du matin, le ciel prit une teinte bleue pastelle. Un héron vint se poser à quelques mètres de lui et s’ébroua d'éclats argentés. D'autres oiseaux tachetaient le ciel, de plus en plus nombreux prêts à honorer le soleil. L'heure de l'humain arrivait. Fabrice ressentit un besoin de partir. Il monta dans le premier vaporetto en direction de l'aéroport. Installé sur le pont avant, il contemplait les palais qui rosissaient sous le soleil naissant. Des veines de marbre émergées de l'eau bordaient le grand canal. Au passage du bateau, l'eau se fripait comme un drap de soie. Aux fenêtres, des visages froissés par la nuit respiraient un air encore frais où l'on pouvait humer des odeurs de pain chaud. Trente minute plus tard, Venise ne ressemblait plus qu'à une estampe, quelques traits de crayon de bois sur un fond orangé. Un palazzio abandonné sur un petit rocher semblait dire adieu. Ses rideaux miteux en velours rouge flottaient au vent. Fabrice s’enthousiasma de ses reflets sur l'eau verte. Le rouge et le vert se marient si bien, pensa Fabrice ; puis il se demanda s'il fallait sentir la noirceur du monde pour en apprécier la beauté. C'était peut être ça, l'effet mer d'Angelo.