BORNE AOÛT
Mathieu Siam
— T’as mauvaise mine ce matin.
Julien encaisse la phrase les yeux plantés dans son bol de café. Angélique l’agace avec ses impressions et ses phrases toutes faites. « T’as grossi », « T’as pas l’air en forme », « T’es grognon ».
— Merci, ça fait toujours plaisir.
— Mais que t’es susceptible.
Julien plonge une madeleine dans son café. Elle se désagrège aussitôt laissant flotter de petits morceaux en périphérie du bol. Julien tente d’apporter une explication à son visage fatigué :
— Avec cette chaleur, aussi... Impossible de dormir. Toi, en revanche qu’est-ce tu as ronflé.
Voilà une semaine que les températures frôlent l’insupportable et pas un filet d’air pour apaiser les soirées. Toute la nuit, Julien a surfé d’immenses vagues de sommeil lourdes et tièdes, sans jamais réussir à tomber. Son sommeil a oscillé au rythme des ronflements de sa femme avant de venir s’échouer dans des draps trempés de sueur.
Angélique range rapidement son coin de table.
—Je me sauve, j’suis à la bourre. Tu pourras fermer les volets en partant ? Ça va cogner encore aujourd’hui. Evan, je te dépose au lycée ou tu prends le bus ?
L’adolescent émet un son, peut-être un oui, peut-être un non. Il consulte son téléphone portable mécaniquement avant de se décider à suivre sa mère.
— Bonne journée mon grand.
— Bonne journée P’pa.
Julien regarde s’éloigner son fils de dos. Il arbore une chevelure imposante sur un corps trop frêle. Julien ne saurait dire si Evan a mauvaise mine lui aussi. Il n’a pas eu l’occasion d’apercevoir son visage ce matin.
Julien encaisse la phrase les yeux plantés dans son bol de café. Angélique l’agace avec ses impressions et ses phrases toutes faites. « T’as grossi », « T’as pas l’air en forme », « T’es grognon ».
— Merci, ça fait toujours plaisir.
— Mais que t’es susceptible.
Julien plonge une madeleine dans son café. Elle se désagrège aussitôt laissant flotter de petits morceaux en périphérie du bol. Julien tente d’apporter une explication à son visage fatigué :
— Avec cette chaleur, aussi... Impossible de dormir. Toi, en revanche qu’est-ce tu as ronflé.
Voilà une semaine que les températures frôlent l’insupportable et pas un filet d’air pour apaiser les soirées. Toute la nuit, Julien a surfé d’immenses vagues de sommeil lourdes et tièdes, sans jamais réussir à tomber. Son sommeil a oscillé au rythme des ronflements de sa femme avant de venir s’échouer dans des draps trempés de sueur.
Angélique range rapidement son coin de table.
—Je me sauve, j’suis à la bourre. Tu pourras fermer les volets en partant ? Ça va cogner encore aujourd’hui. Evan, je te dépose au lycée ou tu prends le bus ?
L’adolescent émet un son, peut-être un oui, peut-être un non. Il consulte son téléphone portable mécaniquement avant de se décider à suivre sa mère.
— Bonne journée mon grand.
— Bonne journée P’pa.
Julien regarde s’éloigner son fils de dos. Il arbore une chevelure imposante sur un corps trop frêle. Julien ne saurait dire si Evan a mauvaise mine lui aussi. Il n’a pas eu l’occasion d’apercevoir son visage ce matin.
***
En forme d’accordéon, le bus de la ligne 2B joue la musique stridente du quotidien. Il grince dans les virages, couine dans les descentes. L’air qu’il souffle sent la sueur, l’ail, l’eau parfumée et l’urine. Julien subit ce chant chaque matin avec la même peur incontrôlable, la même douleur. Ça commence généralement par une pensée anodine, une légère sensation de claustrophobie. Puis, il sent venir une piqûre familière, une gêne dans le ventre, suivie de sensations plus aiguës. Ses entrailles se tordent dans tous les sens. Son gros côlon se soulève sous des spasmes inexplicables, des brûlures, des gaz, les turbulences de son cerveau. Julien tente alors de se concentrer sur son parcours. Six arrêts. Vingt minutes. C’est rien, vingt minutes. Pourtant un doute l’envahit : l’impression qu’il n’arrivera pas à se retenir le temps du trajet. Chaque matin, il mène un combat contre lui-même et chaque jour il en sort affaibli. Il est là, coincé dans le ventre de l’accordéon tel de l’air qui se comprime en permanence sans trouver la sortie. Il ferme les yeux, respire profondément. Putain de claustrophobie. Rien n’y fait, il a de toute façon déjà tout essayé. Il se sent perdu dans cette forêt de bras auréolés. Cinq arrêts. Pour repousser la peur de la peur, il cherche à occuper son esprit. Un journal attire son attention avec un titre évasif : "Ces clignotants qui vous dise de changer de vie".
Les feux rouges s’amusent à prolonger le supplice. Il en est convaincu maintenant, il ne tiendra pas. Un jour, il le sait, il arrêtera de lutter. Il s’oubliera comme un enfant et se blottira dans un coin, fautif et résigné. Quatre arrêts encore. Il envisage le pire. Sortir du bus, courir au premier bar, s’enfermer dans des WC et finir le voyage à pied. Mais il est déjà tard et il sera obligatoirement en retard. Cette idée l’angoisse encore un peu plus. Son regard scrute les journaux, les publicités, les slogans des vêtements, n’importe quoi qui puisse occuper son attention. Sa vision se fige alors sur un tag derrière un fauteuil en plastique rouge. Un simple tag d’une écriture moche à la limite du lisible. Un acte de vandalisme que l’auteur adresse à tous les usagers du bus, un cri destiné au monde entier. Julien vacille avec l’intime conviction que ce message lui est adressé personnellement. Une pensée idiote, infondée mais puissante. Il la lit et la relit, cette phrase :
"Tu sers à rien".
Il la chasse mais elle revient en boucle avec la régularité d’un pneu sur la chaussée. Trois arrêts, "tu sers à rien, tu sers rien". Julien laisse s’échapper un pet nauséabond qui ne le soulage même pas. Dehors, un air chaud semble étouffer la vie, les gens marchent au ralenti, accablés sous le soleil déjà haut. Deux arrêts, "tu sers à rien, tu sers à rien". Il serre les fesses aussi fort qu’il serre les dents. Un arrêt, "tu sers à rien, tu sers à rien".
En pleine canicule, Julien sort du bus trempé de sueur froide.
Les feux rouges s’amusent à prolonger le supplice. Il en est convaincu maintenant, il ne tiendra pas. Un jour, il le sait, il arrêtera de lutter. Il s’oubliera comme un enfant et se blottira dans un coin, fautif et résigné. Quatre arrêts encore. Il envisage le pire. Sortir du bus, courir au premier bar, s’enfermer dans des WC et finir le voyage à pied. Mais il est déjà tard et il sera obligatoirement en retard. Cette idée l’angoisse encore un peu plus. Son regard scrute les journaux, les publicités, les slogans des vêtements, n’importe quoi qui puisse occuper son attention. Sa vision se fige alors sur un tag derrière un fauteuil en plastique rouge. Un simple tag d’une écriture moche à la limite du lisible. Un acte de vandalisme que l’auteur adresse à tous les usagers du bus, un cri destiné au monde entier. Julien vacille avec l’intime conviction que ce message lui est adressé personnellement. Une pensée idiote, infondée mais puissante. Il la lit et la relit, cette phrase :
"Tu sers à rien".
Il la chasse mais elle revient en boucle avec la régularité d’un pneu sur la chaussée. Trois arrêts, "tu sers à rien, tu sers rien". Julien laisse s’échapper un pet nauséabond qui ne le soulage même pas. Dehors, un air chaud semble étouffer la vie, les gens marchent au ralenti, accablés sous le soleil déjà haut. Deux arrêts, "tu sers à rien, tu sers à rien". Il serre les fesses aussi fort qu’il serre les dents. Un arrêt, "tu sers à rien, tu sers à rien".
En pleine canicule, Julien sort du bus trempé de sueur froide.
***
La chasse d’eau évacue tout ce que Julien traînait dans ses entrailles depuis le matin, un mélange d’excréments et de peur. Il se sent mieux, maintenant. Demain, il devra encore surmonter sa claustrophobie du bus, se forcer à vivre normalement mais pour aujourd’hui, c’est fini. Il se lave les mains avec vigueur avant de marquer un temps d’arrêt devant son reflet sur le miroir tacheté des WC. Angélique a raison, son visage transpire la fatigue. L’eau ruisselle sur ses mains tremblotantes. Il tente quelques secondes de contenir le liquide dans le creux de ses mains, de maîtriser les éléments mais l’eau continue invariablement son chemin sans se soucier de la volonté des autres.
Finalement, je contrôle bien peu de choses, pense-t-il. "Tu sers à rien. Tu sers à rien".
Les bureaux du pôle économique de la région se ressemblent tous. Ils sont encombrés d’objet désuets, un cadre photo remplacé par un fond d’écran, un pot à stylos qui gêne le clavier, une pile de papiers déjà archivés sur un serveur... Le bureau surchargé de Julien le rassure. Rien n’est pire que le vide, celui qui fait peur, qui donne le vertige. Julien remplit ce vide généralement par de mauvaises questions ou de sombres idées. Pour éviter cela, il comble tout ce qu’il peut par des pensées ordinaires à commencer par celle de ranger son bureau sans jamais le faire.
D’ailleurs, Julien a une théorie sur la dizaine d’enveloppes en papier trônant sur son bureau qu’il reçoit chaque jour. Son métier consiste à fiabiliser les dossiers de subventions adressés à la région dans le cadre de la mission Entreprendre. Il peut deviner avant même d’ouvrir l’enveloppe si le dossier sera retenu en commission ou, au contraire, refusé. Pour cela, il se base sur la qualité de l’enveloppe (les blanches valent plus chers que les marron), la rigidité du contenu (version cartonnée et infographiée ou simples feuillets), la typologie de l’adresse (dactylographiée ou manuscrite) ou encore la localisation de l’envoi. En observant tout cela, il obtient une idée précise du demandeur et selon la politique du moment — valorisation des petites structures ou soutien aux grosses entreprises, développement de la ruralité ou renforcement de l’attractivité des zones urbaines —, Julien prévoit la suite qui sera donnée à la demande et il ne se trompe que rarement.
Installé sur son siège à roulettes, il regarde dehors les immeubles voisins, observe les vitres qui réfléchissent des hommes qui réfléchissent. On ne saurait dire s’il fait beau, le ciel blanc et poussiéreux semble aussi lourd qu’un sac de farine sur les épaules d’un comptable.
Il ouvre les enveloppes, scanne les documents d’accompagnement, saisit les données informatiquement sur des formulaires pré-établis. Il passe des heures à remplir ce que d’autres ont déjà rédigé. Un jour, les demandes s’effectueront obligatoirement en ligne. Il ne lui restera alors qu’un bureau bien rangé.
"Tu sers à rien, tu sers à rien".
Finalement, je contrôle bien peu de choses, pense-t-il. "Tu sers à rien. Tu sers à rien".
Les bureaux du pôle économique de la région se ressemblent tous. Ils sont encombrés d’objet désuets, un cadre photo remplacé par un fond d’écran, un pot à stylos qui gêne le clavier, une pile de papiers déjà archivés sur un serveur... Le bureau surchargé de Julien le rassure. Rien n’est pire que le vide, celui qui fait peur, qui donne le vertige. Julien remplit ce vide généralement par de mauvaises questions ou de sombres idées. Pour éviter cela, il comble tout ce qu’il peut par des pensées ordinaires à commencer par celle de ranger son bureau sans jamais le faire.
D’ailleurs, Julien a une théorie sur la dizaine d’enveloppes en papier trônant sur son bureau qu’il reçoit chaque jour. Son métier consiste à fiabiliser les dossiers de subventions adressés à la région dans le cadre de la mission Entreprendre. Il peut deviner avant même d’ouvrir l’enveloppe si le dossier sera retenu en commission ou, au contraire, refusé. Pour cela, il se base sur la qualité de l’enveloppe (les blanches valent plus chers que les marron), la rigidité du contenu (version cartonnée et infographiée ou simples feuillets), la typologie de l’adresse (dactylographiée ou manuscrite) ou encore la localisation de l’envoi. En observant tout cela, il obtient une idée précise du demandeur et selon la politique du moment — valorisation des petites structures ou soutien aux grosses entreprises, développement de la ruralité ou renforcement de l’attractivité des zones urbaines —, Julien prévoit la suite qui sera donnée à la demande et il ne se trompe que rarement.
Installé sur son siège à roulettes, il regarde dehors les immeubles voisins, observe les vitres qui réfléchissent des hommes qui réfléchissent. On ne saurait dire s’il fait beau, le ciel blanc et poussiéreux semble aussi lourd qu’un sac de farine sur les épaules d’un comptable.
Il ouvre les enveloppes, scanne les documents d’accompagnement, saisit les données informatiquement sur des formulaires pré-établis. Il passe des heures à remplir ce que d’autres ont déjà rédigé. Un jour, les demandes s’effectueront obligatoirement en ligne. Il ne lui restera alors qu’un bureau bien rangé.
"Tu sers à rien, tu sers à rien".
***
— Tu trouves pas que la nouvelle stagiaire ressemble à Julie Lescaux ?
Julien a prononcé cette phrase sans vraiment réfléchir, un peu pour occuper le temps mou, le temps d’avant réunion, où tout le monde patiente chaudement sans trop savoir quoi se dire. Son interlocuteur, un jeune trentenaire s’empourpre.
—Tu dis ça parce qu’elle est rousse. Alors hop, rousse égale Julie Lescaux ? Parce que franchement on est loin de la ressemblance. Et si c’était un noir, hop, Mouss Diouf ?
Julien réalise l’imbécilité de son intervention qu’il imaginait bon enfant. Bien sûr que la stagiaire ne ressemble pas au personnage de la série télé. Elle a vingt ans de moins, une forme de visage très singulière et pèse cinquante kilos. Pourquoi a-t-il dit ça ? Il s’en veut et se sent ridicule. Une honte poisseuse l’envahit tout entier, accompagné d’une incapacité à sortir un simple mot. Son silence fait passer le temps mou et chaud en temps dur et froid.
Finalement, la réunion démarre avec son lot de dossiers déjà vus, de graphiques inutiles et d’ennuis incompressibles. Le discours du trentenaire se veut clair et concis mais Julien n’entend que des mots étouffés, des bruits proches du bourdonnement d'un insecte affolé sous un verre, du grésillement d'un appel d’urgence dans un ascenseur. Julien n'arrive pas à être là, à se concentrer sur les voix. Tout cela ne sert à rien, "tu sers à rien, tu sers à rien".
Alors il s'évade, pense à ce que pourrait être sa vie. Une autre vie. Il connaît bien cette divagation, la sensation que son esprit se libère des contraintes édictées par on ne sait qui, le plus souvent par lui-même. Il y a quatre ans, il avait presque franchi le pas d'une autre vie. Il avait voulu postuler pour un emploi de chargé de communication dans une entreprise de miel urbain. La jeune structure sentait l’enthousiasme, l'innovation, l'équité, l'audace, le renouveau. Il avait rencontré la petite équipe des "bitumeuses" lors de l’établissement du dossier de subvention. Il les avait guidées dans leurs démarches de gestion et de communication. Il avait été le premier surpris lorsque le président lui avait proposé le poste de chargé de mission pour le développement de l’entreprise. Avec sa connaissance de l’administration, du monde de l'entreprise, des mécanismes de gestion et d’établissement de formulaires en tout genre, cet emploi semblait être fait pour lui.
Mais les conditions de travail étaient loin d'être les mêmes qu'à la région : moins de congés, moins de salaire et moins de stabilité. "Qu'importe !", avait dit Angélique. On fera avec moins. Mais les factures, elles disaient PLUS. Plus de charges, plus de taxes, plus de frais pour Evan qui grandissait, pour la maison qui vieillissait, pour la voiture qui pourrissait. Alors, Julien avait décliné pour ne pas être déclassé, pour ne pas revenir en arrière. Il était resté immobile pour continuer à avancer.
Dehors, le ciel se charge d’un noir irisé et menaçant, une énorme tache sombre prêt à se déverser sur le blanc encore lourd, de l'encre sur une page qui se tourne.
"Tu sers à rien, tu sers à rien".
Julien a prononcé cette phrase sans vraiment réfléchir, un peu pour occuper le temps mou, le temps d’avant réunion, où tout le monde patiente chaudement sans trop savoir quoi se dire. Son interlocuteur, un jeune trentenaire s’empourpre.
—Tu dis ça parce qu’elle est rousse. Alors hop, rousse égale Julie Lescaux ? Parce que franchement on est loin de la ressemblance. Et si c’était un noir, hop, Mouss Diouf ?
Julien réalise l’imbécilité de son intervention qu’il imaginait bon enfant. Bien sûr que la stagiaire ne ressemble pas au personnage de la série télé. Elle a vingt ans de moins, une forme de visage très singulière et pèse cinquante kilos. Pourquoi a-t-il dit ça ? Il s’en veut et se sent ridicule. Une honte poisseuse l’envahit tout entier, accompagné d’une incapacité à sortir un simple mot. Son silence fait passer le temps mou et chaud en temps dur et froid.
Finalement, la réunion démarre avec son lot de dossiers déjà vus, de graphiques inutiles et d’ennuis incompressibles. Le discours du trentenaire se veut clair et concis mais Julien n’entend que des mots étouffés, des bruits proches du bourdonnement d'un insecte affolé sous un verre, du grésillement d'un appel d’urgence dans un ascenseur. Julien n'arrive pas à être là, à se concentrer sur les voix. Tout cela ne sert à rien, "tu sers à rien, tu sers à rien".
Alors il s'évade, pense à ce que pourrait être sa vie. Une autre vie. Il connaît bien cette divagation, la sensation que son esprit se libère des contraintes édictées par on ne sait qui, le plus souvent par lui-même. Il y a quatre ans, il avait presque franchi le pas d'une autre vie. Il avait voulu postuler pour un emploi de chargé de communication dans une entreprise de miel urbain. La jeune structure sentait l’enthousiasme, l'innovation, l'équité, l'audace, le renouveau. Il avait rencontré la petite équipe des "bitumeuses" lors de l’établissement du dossier de subvention. Il les avait guidées dans leurs démarches de gestion et de communication. Il avait été le premier surpris lorsque le président lui avait proposé le poste de chargé de mission pour le développement de l’entreprise. Avec sa connaissance de l’administration, du monde de l'entreprise, des mécanismes de gestion et d’établissement de formulaires en tout genre, cet emploi semblait être fait pour lui.
Mais les conditions de travail étaient loin d'être les mêmes qu'à la région : moins de congés, moins de salaire et moins de stabilité. "Qu'importe !", avait dit Angélique. On fera avec moins. Mais les factures, elles disaient PLUS. Plus de charges, plus de taxes, plus de frais pour Evan qui grandissait, pour la maison qui vieillissait, pour la voiture qui pourrissait. Alors, Julien avait décliné pour ne pas être déclassé, pour ne pas revenir en arrière. Il était resté immobile pour continuer à avancer.
Dehors, le ciel se charge d’un noir irisé et menaçant, une énorme tache sombre prêt à se déverser sur le blanc encore lourd, de l'encre sur une page qui se tourne.
"Tu sers à rien, tu sers à rien".
***
Depuis quelques mois, Julien ne mange plus à la cantine. Avant, ses collègues passaient le prendre à midi cinq et ils descendaient ensemble déjeuner dans un décor d’Ikea. Ils évoquaient alors les informations du moment, les émissions télé de la veille, les vacances des uns et des autres, et surtout les enfants, source intarissable d’anecdotes plus ou moins pertinentes. Sans s’en rendre compte, Julien n’avait pas suivi les autres pendant un petit moment, en raison de rendez-vous médicaux sur la pause méridienne, d’une séance de coiffeur, d’une course pour le soir, d’une suite de petits riens individuels. Les collègues s’étaient habitués à ne plus passer à midi cinq et Julien s’accommodait bien volontiers de cette solitude. Plus d’efforts à fournir pour parler à ne rien dire.
"Tu sers à rien, tu sers à rien".
Julien traverse la galerie marchande, un sandwich jambon à la main. Demain, il prendra poulet. Il rentre dans ces magasins aux enseignes criardes. La musique est trop forte, les pantalons trop petits. Il finit par se perdre dans ces artères de vies artificielles. Il sait parfaitement où il se trouve, entre les portes B et C, à seulement quinze minutes à pied du bureau. Il lui reste encore une heure de pause et il se perd. Il se fige. Il ne sait plus vers quoi avancer pour perdre son temps.
A la sortie du parking, un pont surplombe une deux fois deux voies. Les jambes de Julien l’ont porté là. D’en haut, il contemple cette route saturée comme toujours à cette heure, ces voitures à l’arrêt qui klaxonnent pour gagner un mètre. Il imagine cette rocade comme un serpent, un boa qui encercle la ville, et qui serre, qui serre pour étouffer et manger sa proie.
La chaleur humide accable même le bitume. Julien ne supporte plus sa chemise trop cintrée, emplie de sueur. Il déboutonne quelques boutons de façon anarchique et voudrait s’arracher la peau. Faut que ça pète, bon dieu !
Personne ne l’entend quand il insulte de loin les conducteurs.
— Pourquoi tu mets ton clignotant, bouffon ? Tu peux pas bouger. T’es coincé dans ta bagnole, dans ta prison de tôle. En taule, les connards ! Ton clignotant sert à rien ici.
« Tu sers à rien, tu sers à rien ».
Julien s’emporte et crache son venin de plus en plus fort. Son corps se tend et c’est à peine s’il ressent la vibration de son portable lors de l’appel d’Angélique.
"Tu sers à rien, tu sers à rien".
Julien traverse la galerie marchande, un sandwich jambon à la main. Demain, il prendra poulet. Il rentre dans ces magasins aux enseignes criardes. La musique est trop forte, les pantalons trop petits. Il finit par se perdre dans ces artères de vies artificielles. Il sait parfaitement où il se trouve, entre les portes B et C, à seulement quinze minutes à pied du bureau. Il lui reste encore une heure de pause et il se perd. Il se fige. Il ne sait plus vers quoi avancer pour perdre son temps.
A la sortie du parking, un pont surplombe une deux fois deux voies. Les jambes de Julien l’ont porté là. D’en haut, il contemple cette route saturée comme toujours à cette heure, ces voitures à l’arrêt qui klaxonnent pour gagner un mètre. Il imagine cette rocade comme un serpent, un boa qui encercle la ville, et qui serre, qui serre pour étouffer et manger sa proie.
La chaleur humide accable même le bitume. Julien ne supporte plus sa chemise trop cintrée, emplie de sueur. Il déboutonne quelques boutons de façon anarchique et voudrait s’arracher la peau. Faut que ça pète, bon dieu !
Personne ne l’entend quand il insulte de loin les conducteurs.
— Pourquoi tu mets ton clignotant, bouffon ? Tu peux pas bouger. T’es coincé dans ta bagnole, dans ta prison de tôle. En taule, les connards ! Ton clignotant sert à rien ici.
« Tu sers à rien, tu sers à rien ».
Julien s’emporte et crache son venin de plus en plus fort. Son corps se tend et c’est à peine s’il ressent la vibration de son portable lors de l’appel d’Angélique.
***
Ici, le blanc est omniprésent, dans le ciel, les murs, les blouses, les draps et même à en croire certains, dans le bout du tunnel. Le blanc a l’odeur du détergent et le rouge celui du sang.
Julien est assis sur le bord du lit. La dernière fois qu’il a croisé Evan, sa main tenait un portable. Maintenant, c’est une machine qui le porte. Des "bip-bip" et des ventilations résonnent dans la chambre pour seule conversation. Le père n’a émis aucune parole depuis qu’il a appris l’accident de scooter, pas même pour demander des informations. Non, les éléments arrivent tous seuls dans leurs habits sombres.
— L’infirmière insiste pour que je te parle. Elle dit que même dans le coma, les patients entendent.
Julien se racle la gorge.
— Finalement, je ne sais pas trop quoi te raconter. On se parle plus trop, nous, en ce moment. Peut-être que je pourrais commencer par quelques chose de simple. Te raconter ma journée, par exemple.
Il cherche ses mots. Aucun d’eux ne semble convenir à la situation. En existe-t-il ?
— Je suis parti quelques minutes après vous. Juste le temps d’enfermer le frais dans la maison. Ensuite, j’ai pris le bus. J’en parle jamais, mais tu le sais, toi, tu le vois, que je suis mal, là-dedans. Les enfants, ils ressentent ça, la fragilité des parents. Je suis claustrophobe. Enfin, plus exactement un dérivé. La peur des transports ou j’sais pas. Il existe peut-être un mot plus précis. Ça passe par le ventre. Chaque matin, je me force à monter dans ce machin et en voiture ce n’est pas mieux. Je pourrais avoir des solutions d’évitement, prendre un scooter, par exemple, mais tu vois où ça mène... Et pis la claustrophobie, c’est une drôle de maladie. On en guérit jamais vraiment. La solution la plus efficace consiste à accepter d’être ainsi et assumer. Mais franchement, j’y arrive pas parce que je ne supporte pas de paraître faible. Un homme ça doit se tenir droit, fort, puissant. Voilà ce qu’on nous édicte, enfant. On ne doit pas se plaindre. Comme on conseille à un dépressif de se bouger le cul, un cancéreux de se changer les idées, moi on me dit : "Arrête de t’écouter." Et toi, tu écoutes ? Tu m’écoutes, là, maintenant ?
Des bourrasques font vibrer les fenêtres dans des bruits inquiétants. L’orage semble ne pas vouloir se calmer depuis maintenant deux heures.
— Ensuite, je suis arrivé à mon boulot. Je t’en parle pas trop non plus, parce que finalement y a pas grand-chose à raconter. Je ne dis pas qu’il n’y a pas de travail, non. Juste que ce travail, il ne se raconte pas. Une suite d’insignifiants qui prend du temps. Je le fais. Voilà. Point. J’aurais voulu faire autre chose. J’en parle pas parce que je trouve cela indécent. On ne se plaint pas surtout quand on a ma stabilité et mon salaire comparé aux travailleurs précaires, sous-payés ou sans emploi. Pourtant, je crois que j’ai perdu le sens de tout ça. Les choses ont un sens, tu sais. Et je peux te dire que de te voir là, ça n’a pas de sens. Ce n’est pas dans l’ordre des choses. Tu m’écoutes ?
Des rafales de pluie viennent fouetter le visage crépi de l’hôpital. L’air se charge d’odeur de terre humide, de pelouse détrempée et de moisi.
— Je me dis que mon cerveau est pollué par tout ça, par mes angoisses, par mon boulot. Mais c’est des conneries, tout ça. Il suffit juste de faire un pas de côté. Un pas de côté pour considérer le bus comme une bulle ou un moment à soi. Un pas de côté pour appréhender mes missions autrement, voire tous les projets que j’ai accompagnés. Un pas de côté pour regarder la vie, nous regarder avancer.
Julien s’essuie les yeux et saisit la main encombrée de perfusion d’Evan.
— On va se donner la main, tous les deux, on va se porter et on a va le faire ensemble, ce pas de côté. On partira loin de tout ça. A pied, tiens ! On se rééduquera sur des chemins de traverse, on se blottira dans les bras des arbres, on passera par des champs où les blés onduleront comme des cheveux sur la tête d’un géant. Et nous, on sera des poux qui sauteront, des insaisissables qui danseront, heureux d’embrasser le soleil.
Julien se lève et ouvre la fenêtre, laissant entrer ainsi la violence du monde. Il fait face au vent mauvais sans sourciller jusqu’à ce que la pluie cesse un court instant. Il y voit un signe, une victoire. Alors, il rejoint le lit, blottit la main de son fils dans la sienne et il demande :
— Tu m’écoutes ? Si tu m’écoutes...
Un sanglot étouffe ses mots qui restent coincés. Alors, il marmonne une phrase qu’il répète à l’infini, comme une prière sans dieu, une incantation, un mantra, une seule phrase qui occupera son cerveau jusqu’à des jours meilleurs :
"Tu serres ma main, tu serres ma main."
Julien est assis sur le bord du lit. La dernière fois qu’il a croisé Evan, sa main tenait un portable. Maintenant, c’est une machine qui le porte. Des "bip-bip" et des ventilations résonnent dans la chambre pour seule conversation. Le père n’a émis aucune parole depuis qu’il a appris l’accident de scooter, pas même pour demander des informations. Non, les éléments arrivent tous seuls dans leurs habits sombres.
— L’infirmière insiste pour que je te parle. Elle dit que même dans le coma, les patients entendent.
Julien se racle la gorge.
— Finalement, je ne sais pas trop quoi te raconter. On se parle plus trop, nous, en ce moment. Peut-être que je pourrais commencer par quelques chose de simple. Te raconter ma journée, par exemple.
Il cherche ses mots. Aucun d’eux ne semble convenir à la situation. En existe-t-il ?
— Je suis parti quelques minutes après vous. Juste le temps d’enfermer le frais dans la maison. Ensuite, j’ai pris le bus. J’en parle jamais, mais tu le sais, toi, tu le vois, que je suis mal, là-dedans. Les enfants, ils ressentent ça, la fragilité des parents. Je suis claustrophobe. Enfin, plus exactement un dérivé. La peur des transports ou j’sais pas. Il existe peut-être un mot plus précis. Ça passe par le ventre. Chaque matin, je me force à monter dans ce machin et en voiture ce n’est pas mieux. Je pourrais avoir des solutions d’évitement, prendre un scooter, par exemple, mais tu vois où ça mène... Et pis la claustrophobie, c’est une drôle de maladie. On en guérit jamais vraiment. La solution la plus efficace consiste à accepter d’être ainsi et assumer. Mais franchement, j’y arrive pas parce que je ne supporte pas de paraître faible. Un homme ça doit se tenir droit, fort, puissant. Voilà ce qu’on nous édicte, enfant. On ne doit pas se plaindre. Comme on conseille à un dépressif de se bouger le cul, un cancéreux de se changer les idées, moi on me dit : "Arrête de t’écouter." Et toi, tu écoutes ? Tu m’écoutes, là, maintenant ?
Des bourrasques font vibrer les fenêtres dans des bruits inquiétants. L’orage semble ne pas vouloir se calmer depuis maintenant deux heures.
— Ensuite, je suis arrivé à mon boulot. Je t’en parle pas trop non plus, parce que finalement y a pas grand-chose à raconter. Je ne dis pas qu’il n’y a pas de travail, non. Juste que ce travail, il ne se raconte pas. Une suite d’insignifiants qui prend du temps. Je le fais. Voilà. Point. J’aurais voulu faire autre chose. J’en parle pas parce que je trouve cela indécent. On ne se plaint pas surtout quand on a ma stabilité et mon salaire comparé aux travailleurs précaires, sous-payés ou sans emploi. Pourtant, je crois que j’ai perdu le sens de tout ça. Les choses ont un sens, tu sais. Et je peux te dire que de te voir là, ça n’a pas de sens. Ce n’est pas dans l’ordre des choses. Tu m’écoutes ?
Des rafales de pluie viennent fouetter le visage crépi de l’hôpital. L’air se charge d’odeur de terre humide, de pelouse détrempée et de moisi.
— Je me dis que mon cerveau est pollué par tout ça, par mes angoisses, par mon boulot. Mais c’est des conneries, tout ça. Il suffit juste de faire un pas de côté. Un pas de côté pour considérer le bus comme une bulle ou un moment à soi. Un pas de côté pour appréhender mes missions autrement, voire tous les projets que j’ai accompagnés. Un pas de côté pour regarder la vie, nous regarder avancer.
Julien s’essuie les yeux et saisit la main encombrée de perfusion d’Evan.
— On va se donner la main, tous les deux, on va se porter et on a va le faire ensemble, ce pas de côté. On partira loin de tout ça. A pied, tiens ! On se rééduquera sur des chemins de traverse, on se blottira dans les bras des arbres, on passera par des champs où les blés onduleront comme des cheveux sur la tête d’un géant. Et nous, on sera des poux qui sauteront, des insaisissables qui danseront, heureux d’embrasser le soleil.
Julien se lève et ouvre la fenêtre, laissant entrer ainsi la violence du monde. Il fait face au vent mauvais sans sourciller jusqu’à ce que la pluie cesse un court instant. Il y voit un signe, une victoire. Alors, il rejoint le lit, blottit la main de son fils dans la sienne et il demande :
— Tu m’écoutes ? Si tu m’écoutes...
Un sanglot étouffe ses mots qui restent coincés. Alors, il marmonne une phrase qu’il répète à l’infini, comme une prière sans dieu, une incantation, un mantra, une seule phrase qui occupera son cerveau jusqu’à des jours meilleurs :
"Tu serres ma main, tu serres ma main."