GOUDRON BLEU
Mathieu Siam
21 h 30 : Cafés, bonbon menthe.
Je croque un cinquième bonbon menthe forte. Menthe bleue d’après l'emballage. Le vert n'était sûrement pas assez vendeur pour le service marketing. Alors la menthe, ici, est bleue. Le fabricant a ciblé les gamins avec le slogan « menthe bleue, si c'est trop fort, c'est que t'es trop vieux ». Je suis loin d'être jeune, mais franchement je ne trouve pas ça fort. En tout cas pas assez pour me garder éveillé. Du coup, j'ouvre en grand les quatre fenêtres de ma voiture. Le vent glacé fouette, décoiffe et fait vibrer les plis de mon cou. À 170 km/h, il ne peut en être autrement. Et pourtant, je bâille encore. Je suis écrasé par la fatigue de deux nuits blanches, du stress et de la conduite. Alors, je hurle pour rester éveillé. Ne pas dormir. Je crie, je dis n’importe quoi. J’insulte tout ce qui passe. J’engueule la voiture. À force d’appeler les voitures par des prénoms féminins, je trouve ça presque normal.
Ma voiture s’appelle Mégane. Régulièrement, cette salope se déporte sur la droite. Je la redresse juste à temps, avant de taper un obstacle. Évidemment, je lui colle des coups de poing dans le volant, histoire qu’elle comprenne qui commande.
Je l’insulte, je hurle. Rester éveillé.
Et je sais ce que c’est que de dormir. Ça arrive sans que l’on s’en rende compte. J’ai dormi pendant vingt ans. Assureur en charge des dossiers clients dont le nom commence par la lettre B. Vingt ans à roupiller derrière un PC et à répondre de temps en temps : « Ha ! mais vous n’avez pas cette option Madame Bellin, inutile de faire un dossier de sinistre. »
En rentrant le soir, je continuais à dormir devant ma télé, irradié par une lumière blafarde, artificielle et bleue.
22 h 03 : Cafés, cigarettes, rhum.
Mon estomac se contracte dans d’étranges soubresauts. Trente heures que je roule, trente heures que je me bourre d’excitants. Mais comment faire autrement ? Je n'ai pas le choix.
Depuis l’A 10, je distingue les contours de Poitiers et ses grandes tours. À la couleur des fenêtres, on peut connaître la vie des gens. Blanc : vivant. Noir : absent. Bleu : mort-vivant. Poitiers est derrière, maintenant. Je ne rate rien, que du bleu et du noir. J’allume la radio. Navrant. Je la coupe. Navrant.
Une bouteille de rhum glisse du siège. Ça coule partout sur le sol, côté passager, sur les mégots écrasés, les papiers de bonbon, les gobelets usagés.
— T’es moche, Mégane. T’es sale. Tu pues.
Je l’insulte, je hurle. Rester éveillé.
Et je sais ce que c’est que de ne pas dormir. Quand ma compagnie d’assurance a restructuré le personnel, elle a pensé à moi. Et moi, j’ai pensé à elle toutes les nuits durant des mois. C’était bien la première fois. Je me croyais oublié de tous, dans mon placard. À Pôle emploi, Madame Bellin m’a informé : « Ha ! mais vous n’avez pas cette qualification, inutile de faire le dossier de candidature. » La roue avait tourné. Comme cette putain d’autoroute.
1 h 02 : Plein d’essence, café, cigarettes, rhum.
Les lumières des voitures d’en face sont une torture. Les yeux me brûlent. Des larmes tentent d’éteindre l’incendie qui consume ma prunelle. En vain. J’ai envie d’éclater tous les phares. Tous. Et d’abord, ils vont où, tous ces cons. En Hollande ? À Breda ? J’en viens. Faut pas y aller, y a que des emmerdes, dans cette ville de merde. Les murs sont noirs comme des cernes et les rues délavées d'eaux fatiguées. Breda ressemble à toutes ces villes frontières : des endroits où tout bascule.
— Si tu n’étais pas tombé en panne dans cette impasse, on n’en serait pas là, Mégane. C’est de ta faute tout ça.
Je l’insulte, je hurle. Rester éveillé.
Rester éveillé, parfois, c’est tout ce qui nous reste. Je traverse un désert depuis mes années chômage. Je connais les nuits sans rêves et les journées sans vie. Tout me quitte. Le désir, l’avenir et les envies les plus simples. Progressivement, le bleu de mes yeux s’évapore pour ne laisser qu’un regard vide et hermétique à toute couleur. Je me force malgré tout à les ouvrir.
3 h 04 : Rhum, vomi.
Mon estomac se tord d’un coup. J’éructe un rot suivi d’un peu de bave. Finalement, une gerbe de rhum et de café caillé se colle sur le volant. J’essuie d’un revers de manche et étale le tout sur le tableau de bord.
— Te voila maquillée, Mégane. Comme une pute.
Je l’insulte, je hurle. Rester éveillé.
Un nouveau relent semble annoncer une séance de soins esthétiques dans les prochaines minutes.
Se faire beau me paraît inutile dans le désert. À 51 ans, je m’efforce malgré tout de mettre une cravate quand je sors de mon appartement. La Banque de France m’a depuis longtemps contraint à l’exil dans la banlieue. Je vis dans l’un de ces studios HLM où l’on ne veut pas s’installer mais auquel on s'accroche. Parfois, je me dis que ces immeubles représentent un rempart avant la rue.
Ma cravate, donc, reste le dernier vestige d’une vie passée. Lors de mes rares sorties pour réaliser les achats primaires, je dois affronter la cage d’escalier. Une quinzaine d’ados m'y dévisagent sans vraiment trancher sur le statut à me donner, un voisin exclu comme eux, ou un intrus. J’essuie tout de même régulièrement quelques insultes de prévention dans ce hall à la peinture d’un bleu oppressant.
4 h 12 : Rhum, sang.
Je le sens, l’effet de l’alcool devient imprévisible et insuffisant pour me tenir éveillé. Ma tête a déjà cogné le volant deux fois, balayant durant quelques microsecondes le vomi avec mes cheveux blancs. La voiture se déporte à chaque fois.
— Tu vas finir par faire une connerie, Mégane.
Je l’insulte, je hurle. Rester éveillé.
Je saisis une des bouteilles de rhum vide et je tape de toutes mes forces sur le tableau de bord. Je tape jusqu’à ce que la bouteille explose en pulvérisant des morceaux de plastic. Je punis. La rage me réveille durant quelques secondes. Puis cela retombe et la fatigue revient encore plus grandissante. Alors, j’attrape un bris de verre et je commence à me taillader le dessus du bras qui tient le volant. Je poursuis sur le torse, espérant que la douleur soit si forte qu’elle m’empêchera de dormir. Le sang rouge vif coule sur ma peau qui ne cesse de pâlir.
C’est ce teint blafard qui m’avait permis d’avoir ce boulot. Un jour, j’avais mis une cravate bleu roi qui contrastait avec mon visage rond et blanc. Enzo, le caïd de la cage d’escalier m’avait observé avec intensité avant de conclure :
— Hé mec, c’est incroyable ! Tu ressembles au logo de Pôle emploi.
Quelques jours plus tard, sûrement après avoir visionné Le Corniaud, Enzo était venu sonner chez moi.
— Dis, j’ai un colis spécial à transporter. Avec ta gueule de bleu-bite, tu dois pouvoir passer les frontières sans problème.
Je suis resté un long moment silencieux, absent, déconcerté, sonné par cette proposition. Le silence, il n’aime pas, Enzo. Il m’a insulté, a hurlé et m’a dit de rester réveillé si je ne voulais pas crever dans cet appart bouffé par mes chats.
J’ai réalisé à ce moment-là que mon physique de quinqua dépressif représentait le meilleur atout de mon CV. Je n’avais rien d’autre à offrir.
5 h 01 : Cocaïne.
Faut se rendre à l’évidence, on gagne pas sur le sommeil. Ou alors faut tricher. Je me gare en urgence sur le bas-côté de l’autoroute. De toute ma rage, je me retourne et lacère la banquette arrière à l’aide d’un tesson de bouteille. La came est planquée là. La mousse vole dans la voiture comme des papillons de nuit cherchant la sortie. Au bout de vingt minutes, Mégane a une plaie énorme, un trou béant.
— Tu l’as pas volé, salope. Tout ça c’est de ta faute.
Je l’insulte, je hurle. Rester éveillé.
Je finis par atteindre le sachet de cocaïne. Trois kilos. J’ai jamais pris de ce machin, mais je ne vois pas d’autre solution. En regardant la poudre farineuse dans la paume de ma main, une chanson m’envahit l’esprit : « Meunier tu dors, ton moulin, ton moulin va trop vite. ». Je me remplis le nez, reprends le volant et écrase la pédale d'accélérateur.
Tout avait été très vite après la visite d’Enzo. Les consignes avaient été claires.
— Tu montes demain dans la nuit avec ta bagnole chez un pote à Amsterdam. Il s’occupe de planquer la came dans ta caisse au petit matin pendant que tu fais la sieste et l’aprèm, direction l’Espagne. Tu te gareras dans le ferry de 8 h 02 en partance de Benidorm pour Ibiza. Si tu fais pas trop de pause, tu es large.
J'en avais pas dormi de la nuit mais au matin, ma décision était prise. J'ai tourné en rond toute la journée et à 18 heures, j'ai pris la route. Je m'étais arrêté prendre un café à Breda vers 4 heures du matin. Impossible de repartir. La batterie à plat. J’ai galéré plusieurs heures dans les rues éclairées par la pluie, à violer des voitures en soulevant leurs capots et démonter leurs batteries avec un opinel. Six heures de retard, ça aurait pu être pire. Pas de sieste à l’arrivée, mais des regards las du dealeur. Il m’a passé Enzo au téléphone qui là encore avait été clair :
— Écoute-moi bien, glandu. Tu vas aider à planquer la came et ensuite tu roules. Tu roules, tu roules, tu roules. Si tu n'es pas dans le ferry de 8 h 02 demain matin, c'est pas la peine de faire le voyage retour. Je vais repeindre la cage d'escalier en rouge avec tes chats.
En y repensant, mon nez se met à saigner d'une pâte épaisse. Elle recouvre mon visage où dansent les lueurs bleutées de la nuit.
7 h 40 : Mégot.
Je mâche un mégot. Comment ai-je pu confondre ma bouche avec un cendrier ? Depuis combien de temps je bouffe ce truc ? Aucune idée. Le black-out. J'ai dû me déconnecter.
Pourtant, je me sens fort. J'ai caché la fatigue dans un coin de mon cerveau, sous des tas de souvenirs inutiles qui veulent rejaillir. Des fragments de vie minable qui tentent d'avoir de l'importance. Mais la cocaïne renvoie la vérité avec clarté. Rien n'a d'importance dans ma vie. Je suis un con sans vie. Je vois tout dans un éclair de lucidité : ma misogynie, ma médiocrité, mon incapacité à évoluer dans le présent. Je prends conscience de tout cela sans aucune amertume. Je constate. Si je disparaissais maintenant, je ne manquerais à personne et rien ne me manquerait.
Devant moi se dresse le ferry de 8 h 02. Mon cerveau, alimenté par des poignées de cocaïne régulières, avait réfléchi aux mille choses de l'existence pendant que mes mains avaient conduit en mode automatique. Maintenant, tout va bien. Je suis garé dans la file d'attente pour l'embarquement. Devant moi, cinq étudiantes s'entassent dans une Fiat 500. Elles partent en vacances à Ibiza. Elles ont la vie devant elles. Je me demande si elles choisiront un boulot fait de sommeil ou d'insomnie. En attendant, elles ricanent et se trémoussent sur de la musique de salon de coiffure branché. Là-bas, elles danseront des nuits entières et leur jeunesse absorbera la fatigue. Deux ou trois grammes de ma coke finiront probablement dans leur nez. Mais comment les blâmer ? Il faut être sacrément défoncé pour supporter les soirées de David Guetta.
J'observe les courbes de leurs corps onduler dans la voiture. Hypnotisé, je tente de m’assoupir mais une douleur cogne dans ma tête. Quelqu'un veut rentrer dans mon cerveau. Je ferme les yeux, je fais le mort. Chuuut ! Mais cela devient insistant. Je réalise au bout d'un moment qu'une main tambourine à la vitre de ma voiture. Mes yeux découvrent alors les entrailles de Mégane. Banquette éventrée, gobelets écrasés, immondices, mégots, cocaïne, vomi et sang recouvrent le sol et le plafond. Dans le rétroviseur intérieur, j'aperçois brièvement des croûtes de morves qui s'étalent sur mon visage.
Un képi se colle au pare-brise.
— Douane. Pour la dernière fois, ouvrez et sortez de cette voiture.
Je reste prostré. Mon corps ne répond plus. Aucun geste et aucun son ne sortent. Je ne contrôle plus mes membres ankylosés par la fatigue et les substances.
Le douanier est comme Enzo, il n'aime pas le silence. Il m’insulte, hurle, me demande de rester éveiller.
Les étudiantes ont disparu, le ferry s'éloigne. Reste que les sirènes hurlantes, le pirate et les soldats bleus.
8 h 22 : Eau salée.
Les premiers rayons du jour diffusent une lumière rouge orangée qui finit par se diluer dans la mer. On dirait une grande tâche de sang sur une chaussée détrempée après un immense accident. Un terrible accident. Mortel.
Inutile de résister, mes membres ne répondent plus. Je suis envahi de spasmes incontrôlables. J'assiste, impuissant, au mouvement de mes bras et de mes jambes qui frappent l'habitacle au rythme des convulsions. Bad trip. D'un coup, mon corps tout entier devient raide et se fige. Ma main écrase avec violence le frein à main. Mégane répond avec vigueur à la liberté, comme si elle attendait ce moment depuis longtemps pour se venger enfin de toutes les humiliations.
Je l’insulte, je hurle. Rester éveillé.
Mégane dévale le quai, sans aucun obstacle hormis les douaniers qui tentent de la retenir comme ils peuvent. Je me persuade que devant moi, il y a une mer de goudron bleu marine, que l'on peut emprunter cette autoroute cabossée par des vagues, que Mégane va continuer de rouler indéfiniment...
Mais au bout du quai, la grande bleue se fissure. L'impact avec l'eau est violent. La flotte et les désillusions s'engouffrent partout. Je suis immergé jusqu'au cou. L'eau d'un bleu glacial m'enveloppe maintenant complètement. Je me résigne, impuissant. Ce qui m'importe maintenant, c'est de partir avec une belle image. Je garde les yeux grands ouverts pour contempler l'immensité de la mer indigo et les reflets de la surface qui me saluent. Je me détends enfin, vidé de toute substance et de toute obligation, pas même celle de vivre. Je sens que mes yeux retrouvent leur couleur bleue.
S'il n'était pas si tragique, cet instant suspendu justifierait à lui seul d'avoir vécu. C'est pourtant le moment que choisit un papier d'emballage pour venir obstruer mon champ de vision. « Menthe bleue, si c'est trop fort, c'est que t'es trop vieux ».
Je croque un cinquième bonbon menthe forte. Menthe bleue d’après l'emballage. Le vert n'était sûrement pas assez vendeur pour le service marketing. Alors la menthe, ici, est bleue. Le fabricant a ciblé les gamins avec le slogan « menthe bleue, si c'est trop fort, c'est que t'es trop vieux ». Je suis loin d'être jeune, mais franchement je ne trouve pas ça fort. En tout cas pas assez pour me garder éveillé. Du coup, j'ouvre en grand les quatre fenêtres de ma voiture. Le vent glacé fouette, décoiffe et fait vibrer les plis de mon cou. À 170 km/h, il ne peut en être autrement. Et pourtant, je bâille encore. Je suis écrasé par la fatigue de deux nuits blanches, du stress et de la conduite. Alors, je hurle pour rester éveillé. Ne pas dormir. Je crie, je dis n’importe quoi. J’insulte tout ce qui passe. J’engueule la voiture. À force d’appeler les voitures par des prénoms féminins, je trouve ça presque normal.
Ma voiture s’appelle Mégane. Régulièrement, cette salope se déporte sur la droite. Je la redresse juste à temps, avant de taper un obstacle. Évidemment, je lui colle des coups de poing dans le volant, histoire qu’elle comprenne qui commande.
Je l’insulte, je hurle. Rester éveillé.
Et je sais ce que c’est que de dormir. Ça arrive sans que l’on s’en rende compte. J’ai dormi pendant vingt ans. Assureur en charge des dossiers clients dont le nom commence par la lettre B. Vingt ans à roupiller derrière un PC et à répondre de temps en temps : « Ha ! mais vous n’avez pas cette option Madame Bellin, inutile de faire un dossier de sinistre. »
En rentrant le soir, je continuais à dormir devant ma télé, irradié par une lumière blafarde, artificielle et bleue.
22 h 03 : Cafés, cigarettes, rhum.
Mon estomac se contracte dans d’étranges soubresauts. Trente heures que je roule, trente heures que je me bourre d’excitants. Mais comment faire autrement ? Je n'ai pas le choix.
Depuis l’A 10, je distingue les contours de Poitiers et ses grandes tours. À la couleur des fenêtres, on peut connaître la vie des gens. Blanc : vivant. Noir : absent. Bleu : mort-vivant. Poitiers est derrière, maintenant. Je ne rate rien, que du bleu et du noir. J’allume la radio. Navrant. Je la coupe. Navrant.
Une bouteille de rhum glisse du siège. Ça coule partout sur le sol, côté passager, sur les mégots écrasés, les papiers de bonbon, les gobelets usagés.
— T’es moche, Mégane. T’es sale. Tu pues.
Je l’insulte, je hurle. Rester éveillé.
Et je sais ce que c’est que de ne pas dormir. Quand ma compagnie d’assurance a restructuré le personnel, elle a pensé à moi. Et moi, j’ai pensé à elle toutes les nuits durant des mois. C’était bien la première fois. Je me croyais oublié de tous, dans mon placard. À Pôle emploi, Madame Bellin m’a informé : « Ha ! mais vous n’avez pas cette qualification, inutile de faire le dossier de candidature. » La roue avait tourné. Comme cette putain d’autoroute.
1 h 02 : Plein d’essence, café, cigarettes, rhum.
Les lumières des voitures d’en face sont une torture. Les yeux me brûlent. Des larmes tentent d’éteindre l’incendie qui consume ma prunelle. En vain. J’ai envie d’éclater tous les phares. Tous. Et d’abord, ils vont où, tous ces cons. En Hollande ? À Breda ? J’en viens. Faut pas y aller, y a que des emmerdes, dans cette ville de merde. Les murs sont noirs comme des cernes et les rues délavées d'eaux fatiguées. Breda ressemble à toutes ces villes frontières : des endroits où tout bascule.
— Si tu n’étais pas tombé en panne dans cette impasse, on n’en serait pas là, Mégane. C’est de ta faute tout ça.
Je l’insulte, je hurle. Rester éveillé.
Rester éveillé, parfois, c’est tout ce qui nous reste. Je traverse un désert depuis mes années chômage. Je connais les nuits sans rêves et les journées sans vie. Tout me quitte. Le désir, l’avenir et les envies les plus simples. Progressivement, le bleu de mes yeux s’évapore pour ne laisser qu’un regard vide et hermétique à toute couleur. Je me force malgré tout à les ouvrir.
3 h 04 : Rhum, vomi.
Mon estomac se tord d’un coup. J’éructe un rot suivi d’un peu de bave. Finalement, une gerbe de rhum et de café caillé se colle sur le volant. J’essuie d’un revers de manche et étale le tout sur le tableau de bord.
— Te voila maquillée, Mégane. Comme une pute.
Je l’insulte, je hurle. Rester éveillé.
Un nouveau relent semble annoncer une séance de soins esthétiques dans les prochaines minutes.
Se faire beau me paraît inutile dans le désert. À 51 ans, je m’efforce malgré tout de mettre une cravate quand je sors de mon appartement. La Banque de France m’a depuis longtemps contraint à l’exil dans la banlieue. Je vis dans l’un de ces studios HLM où l’on ne veut pas s’installer mais auquel on s'accroche. Parfois, je me dis que ces immeubles représentent un rempart avant la rue.
Ma cravate, donc, reste le dernier vestige d’une vie passée. Lors de mes rares sorties pour réaliser les achats primaires, je dois affronter la cage d’escalier. Une quinzaine d’ados m'y dévisagent sans vraiment trancher sur le statut à me donner, un voisin exclu comme eux, ou un intrus. J’essuie tout de même régulièrement quelques insultes de prévention dans ce hall à la peinture d’un bleu oppressant.
4 h 12 : Rhum, sang.
Je le sens, l’effet de l’alcool devient imprévisible et insuffisant pour me tenir éveillé. Ma tête a déjà cogné le volant deux fois, balayant durant quelques microsecondes le vomi avec mes cheveux blancs. La voiture se déporte à chaque fois.
— Tu vas finir par faire une connerie, Mégane.
Je l’insulte, je hurle. Rester éveillé.
Je saisis une des bouteilles de rhum vide et je tape de toutes mes forces sur le tableau de bord. Je tape jusqu’à ce que la bouteille explose en pulvérisant des morceaux de plastic. Je punis. La rage me réveille durant quelques secondes. Puis cela retombe et la fatigue revient encore plus grandissante. Alors, j’attrape un bris de verre et je commence à me taillader le dessus du bras qui tient le volant. Je poursuis sur le torse, espérant que la douleur soit si forte qu’elle m’empêchera de dormir. Le sang rouge vif coule sur ma peau qui ne cesse de pâlir.
C’est ce teint blafard qui m’avait permis d’avoir ce boulot. Un jour, j’avais mis une cravate bleu roi qui contrastait avec mon visage rond et blanc. Enzo, le caïd de la cage d’escalier m’avait observé avec intensité avant de conclure :
— Hé mec, c’est incroyable ! Tu ressembles au logo de Pôle emploi.
Quelques jours plus tard, sûrement après avoir visionné Le Corniaud, Enzo était venu sonner chez moi.
— Dis, j’ai un colis spécial à transporter. Avec ta gueule de bleu-bite, tu dois pouvoir passer les frontières sans problème.
Je suis resté un long moment silencieux, absent, déconcerté, sonné par cette proposition. Le silence, il n’aime pas, Enzo. Il m’a insulté, a hurlé et m’a dit de rester réveillé si je ne voulais pas crever dans cet appart bouffé par mes chats.
J’ai réalisé à ce moment-là que mon physique de quinqua dépressif représentait le meilleur atout de mon CV. Je n’avais rien d’autre à offrir.
5 h 01 : Cocaïne.
Faut se rendre à l’évidence, on gagne pas sur le sommeil. Ou alors faut tricher. Je me gare en urgence sur le bas-côté de l’autoroute. De toute ma rage, je me retourne et lacère la banquette arrière à l’aide d’un tesson de bouteille. La came est planquée là. La mousse vole dans la voiture comme des papillons de nuit cherchant la sortie. Au bout de vingt minutes, Mégane a une plaie énorme, un trou béant.
— Tu l’as pas volé, salope. Tout ça c’est de ta faute.
Je l’insulte, je hurle. Rester éveillé.
Je finis par atteindre le sachet de cocaïne. Trois kilos. J’ai jamais pris de ce machin, mais je ne vois pas d’autre solution. En regardant la poudre farineuse dans la paume de ma main, une chanson m’envahit l’esprit : « Meunier tu dors, ton moulin, ton moulin va trop vite. ». Je me remplis le nez, reprends le volant et écrase la pédale d'accélérateur.
Tout avait été très vite après la visite d’Enzo. Les consignes avaient été claires.
— Tu montes demain dans la nuit avec ta bagnole chez un pote à Amsterdam. Il s’occupe de planquer la came dans ta caisse au petit matin pendant que tu fais la sieste et l’aprèm, direction l’Espagne. Tu te gareras dans le ferry de 8 h 02 en partance de Benidorm pour Ibiza. Si tu fais pas trop de pause, tu es large.
J'en avais pas dormi de la nuit mais au matin, ma décision était prise. J'ai tourné en rond toute la journée et à 18 heures, j'ai pris la route. Je m'étais arrêté prendre un café à Breda vers 4 heures du matin. Impossible de repartir. La batterie à plat. J’ai galéré plusieurs heures dans les rues éclairées par la pluie, à violer des voitures en soulevant leurs capots et démonter leurs batteries avec un opinel. Six heures de retard, ça aurait pu être pire. Pas de sieste à l’arrivée, mais des regards las du dealeur. Il m’a passé Enzo au téléphone qui là encore avait été clair :
— Écoute-moi bien, glandu. Tu vas aider à planquer la came et ensuite tu roules. Tu roules, tu roules, tu roules. Si tu n'es pas dans le ferry de 8 h 02 demain matin, c'est pas la peine de faire le voyage retour. Je vais repeindre la cage d'escalier en rouge avec tes chats.
En y repensant, mon nez se met à saigner d'une pâte épaisse. Elle recouvre mon visage où dansent les lueurs bleutées de la nuit.
7 h 40 : Mégot.
Je mâche un mégot. Comment ai-je pu confondre ma bouche avec un cendrier ? Depuis combien de temps je bouffe ce truc ? Aucune idée. Le black-out. J'ai dû me déconnecter.
Pourtant, je me sens fort. J'ai caché la fatigue dans un coin de mon cerveau, sous des tas de souvenirs inutiles qui veulent rejaillir. Des fragments de vie minable qui tentent d'avoir de l'importance. Mais la cocaïne renvoie la vérité avec clarté. Rien n'a d'importance dans ma vie. Je suis un con sans vie. Je vois tout dans un éclair de lucidité : ma misogynie, ma médiocrité, mon incapacité à évoluer dans le présent. Je prends conscience de tout cela sans aucune amertume. Je constate. Si je disparaissais maintenant, je ne manquerais à personne et rien ne me manquerait.
Devant moi se dresse le ferry de 8 h 02. Mon cerveau, alimenté par des poignées de cocaïne régulières, avait réfléchi aux mille choses de l'existence pendant que mes mains avaient conduit en mode automatique. Maintenant, tout va bien. Je suis garé dans la file d'attente pour l'embarquement. Devant moi, cinq étudiantes s'entassent dans une Fiat 500. Elles partent en vacances à Ibiza. Elles ont la vie devant elles. Je me demande si elles choisiront un boulot fait de sommeil ou d'insomnie. En attendant, elles ricanent et se trémoussent sur de la musique de salon de coiffure branché. Là-bas, elles danseront des nuits entières et leur jeunesse absorbera la fatigue. Deux ou trois grammes de ma coke finiront probablement dans leur nez. Mais comment les blâmer ? Il faut être sacrément défoncé pour supporter les soirées de David Guetta.
J'observe les courbes de leurs corps onduler dans la voiture. Hypnotisé, je tente de m’assoupir mais une douleur cogne dans ma tête. Quelqu'un veut rentrer dans mon cerveau. Je ferme les yeux, je fais le mort. Chuuut ! Mais cela devient insistant. Je réalise au bout d'un moment qu'une main tambourine à la vitre de ma voiture. Mes yeux découvrent alors les entrailles de Mégane. Banquette éventrée, gobelets écrasés, immondices, mégots, cocaïne, vomi et sang recouvrent le sol et le plafond. Dans le rétroviseur intérieur, j'aperçois brièvement des croûtes de morves qui s'étalent sur mon visage.
Un képi se colle au pare-brise.
— Douane. Pour la dernière fois, ouvrez et sortez de cette voiture.
Je reste prostré. Mon corps ne répond plus. Aucun geste et aucun son ne sortent. Je ne contrôle plus mes membres ankylosés par la fatigue et les substances.
Le douanier est comme Enzo, il n'aime pas le silence. Il m’insulte, hurle, me demande de rester éveiller.
Les étudiantes ont disparu, le ferry s'éloigne. Reste que les sirènes hurlantes, le pirate et les soldats bleus.
8 h 22 : Eau salée.
Les premiers rayons du jour diffusent une lumière rouge orangée qui finit par se diluer dans la mer. On dirait une grande tâche de sang sur une chaussée détrempée après un immense accident. Un terrible accident. Mortel.
Inutile de résister, mes membres ne répondent plus. Je suis envahi de spasmes incontrôlables. J'assiste, impuissant, au mouvement de mes bras et de mes jambes qui frappent l'habitacle au rythme des convulsions. Bad trip. D'un coup, mon corps tout entier devient raide et se fige. Ma main écrase avec violence le frein à main. Mégane répond avec vigueur à la liberté, comme si elle attendait ce moment depuis longtemps pour se venger enfin de toutes les humiliations.
Je l’insulte, je hurle. Rester éveillé.
Mégane dévale le quai, sans aucun obstacle hormis les douaniers qui tentent de la retenir comme ils peuvent. Je me persuade que devant moi, il y a une mer de goudron bleu marine, que l'on peut emprunter cette autoroute cabossée par des vagues, que Mégane va continuer de rouler indéfiniment...
Mais au bout du quai, la grande bleue se fissure. L'impact avec l'eau est violent. La flotte et les désillusions s'engouffrent partout. Je suis immergé jusqu'au cou. L'eau d'un bleu glacial m'enveloppe maintenant complètement. Je me résigne, impuissant. Ce qui m'importe maintenant, c'est de partir avec une belle image. Je garde les yeux grands ouverts pour contempler l'immensité de la mer indigo et les reflets de la surface qui me saluent. Je me détends enfin, vidé de toute substance et de toute obligation, pas même celle de vivre. Je sens que mes yeux retrouvent leur couleur bleue.
S'il n'était pas si tragique, cet instant suspendu justifierait à lui seul d'avoir vécu. C'est pourtant le moment que choisit un papier d'emballage pour venir obstruer mon champ de vision. « Menthe bleue, si c'est trop fort, c'est que t'es trop vieux ».