SILAS OU LA NUIT
DU DERNIER GRAIN DE SABLE
Jean-Louis Dubois-Chabert
— Comment t'appelles-tu, vieil homme ?
— Mon nom est Silas. Et toi ? — Je suis le Questionneur de la Nuit. Que fais-tu là, Silas, tout seul sur mon banc de nuages, par cette nuit froide ? — Je me morfonds, mon ami. Je suis triste parce que je n'ai plus de travail. Et sans travail, mes jours sont comptés. — Depuis combien de temps n'as-tu plus de travail ? — Oh ! il s'est tari progressivement. Lentement mais sûrement. Jusqu'à la nuit dernière. Ma dernière nuit de boulot. — Tu travaillais la nuit ? — Oui, seulement la nuit. Mais toutes les nuits. — Ah bon ? Quel était ton métier, Silas ? — L'un des plus beaux métiers du monde : j'étais marchand de sable. — Marchand de sable ? La nuit ? Je ne comprends pas. Tu travaillais chez Lafarge ? — Mais non, pas du tout ! Je n'étais pas « un » marchand de sable. J'étais LE marchand de sable. — Que veux-tu dire par là, Silas ? Celui qui sème le sommeil dans les yeux des enfants ? — Oui, mon ami. Celui-là même. J'ai endormi tant et tant d'enfants depuis la nuit des temps. Des millénaires durant, sans trêve, sans répit, sans repos, sans sommeil. — Tu ne dormais jamais ? — Tu parles ! Pas le temps ! Comme la Terre ne cesse jamais sa révolution, la nuit tombe toujours quelque part. Il y a toujours un enfant à endormir, tu comprends ? Et c'est ainsi depuis que ce monde est monde. Je suis d'un empire où le soleil ne se lève jamais. — Tu veux dire que depuis que tu as vu le jour… tu ne l'as jamais vu ? — Exact, mon ami, je n'ai jamais vu le jour. — Mais si tu n'as jamais vu le jour, ça veut dire que tu as toujours existé ? |