Ça y est, c'est l'heure ! Les rituels du soir ont commencé : brossage de dents, passage aux toilettes, la bise aux parents. Thomas descend l'escalier et s'engage dans le couloir pour les rejoindre . Comme à son habitude, sa mère, tout en le serrant fort dans ses bras, dépose sur ses joues un baiser appuyé. Elle lui donne ses dernières recommandations, toujours la même ritournelle : As-tu bien fait ton sac ? N'oublie pas tes baskets, demain tu as sport ! C'est le moyen qu'elle a trouvé pour faire durer le plaisir. Son fils grandit et lui échappe chaque jour un peu plus, alors, elle le retient à sa manière. C'est ça, une mère ! Son père, lui, l'attrape vigoureusement, lui frotte la tête de sa main trapue avant de le libérer de son étreinte chaleureuse. La méthode est plus musclée mais tout aussi affectueuse. Désormais, Thomas sait que son combat pour trouver le sommeil va commencer. Il remonte les marches quatre à quatre, prêt à en découdre avec cette nouvelle nuit qui s'annonce. Tout le monde ignore qu'à ce moment-là de la journée, il endosse son habit de gladiateur, qu'il entre dans l'arène du sommeil. De nouvelles joutes nocturnes s'annoncent… Thomas est un adolescent de 13 ans qui, depuis six mois, n'arrive plus à s'endormir paisiblement comme au temps de l'enfance, où tout était tranquille, rythmé par la douceur d'une vie simple et rassurante. À présent, ses nuits ressemblent à des tempêtes sur lesquelles un vent de tourmente gonfle les voiles de son lit, pareil à une embarcation de fortune luttant contre un océan déchaîné. Il se prépare. Sur son chevet, trône un vieux réveil qu'il a trouvé chez un antiquaire qui s'est installé dans le village de ses grands-parents, dans les Flandres. Tous les soirs, il remonte le mécanisme et prépare la sonnerie pour 6 h 30. À croire que les vieux objets ont besoin que l'on s'occupe d'eux tous les jours pour pouvoir fonctionner... un peu comme les vieilles personnes. En passant devant la vitrine, son regard s'était immédiatement posé dessus, comme une évidence. Le vieil homme lui avait fait signe d'entrer et lui avait tendu le réveil sans qu'il n'ait eu besoin de dire mot. Étrange sensation. À ce moment, une expression indéfinissable avait traversé le visage ridé du marchand. « Tiens, mon garçon ! Il n'attendait que toi. Prends-le, c'est cadeau ! » Depuis, il paraît que la boutique a fermé... |
Thomas tapote son oreiller, se laisse glisser, s'immerge sous sa couette et ferme les yeux. Les battements de son cœur se calent sur sa respiration, de plus en plus lente. Il aime cette sensation de douceur qui l'envahit, pleine de promesses d'un repos tant attendu. Comme chaque soir, il espère se laisser bercer par les bras enveloppant d'une nuit douce et onirique. Mais, comme chaque soir, le crépuscule apportera avec lui sa déferlante d'agitations. Il sent pourtant le sommeil le gagner, il sourit, son corps se détend et ses muscles sont relâchés. Il est en paix.Puis, arrive le moment tant redouté. Un faible souffle parcourt son visage. On lui susurre quelque chose à l'oreille qu'il ne comprend pas. C'est toujours la même chose : les mots sont distillés tout doucement, ils ne sont pas clairs mais finissent inéluctablement par se loger au creux de son oreille. Ils se propagent dans son esprit, faisant place nette. Vidant ainsi sa tête de toute forme de repos. C'est le début des tourments. Cette fois, Thomas est bien décidé à gagner le combat. Son trophée sera une nuit paisible. Il le faut ! Il doit tout faire pour que cesse cette spirale infernale qui l'entraîne nuit après nuit vers un abîme de fatigue, chaque lever de soleil se faisant plus cruel que le jour d'avant. Il se sent en sursis, au bord d'un précipice où tout faux pas lui serait fatal. Alors, ce soir, il adopte une toute autre stratégie, il ne part pas bille en tête contre cette voix lancinante qui l'envahit et qui le mène au bord de la folie. Non, il va l'écouter, la décrypter, la scruter. Il veut la comprendre pour mieux déjouer sa stratégie diabolique. Il fait noir dans sa chambre, aucun rai de lumière ne filtre à travers les volets. La ville s'est endormie, ne laissant filtrer que le bruit lointain de quelques voitures qui la traversent. Thomas repousse sa couette et remonte à la surface. Il s'assoit, le dos calé contre son oreiller, les bras ouverts, prêt à accueillir " LA Voix ". Il est concentré, il veut la laisser venir à lui sans se débattre pour mieux la dompter. Le souffle revient à nouveau, frôle ses cheveux, s'approche de son oreille. Le murmure est sifflant, tout son corps se crispe. Mais il est là, droit, les mains sur ses genoux, paumes vers le plafond. Il ne tressaille pas, il fait face et accepte de se laisser capturer par les sons qui le parcourent. Il lâche prise. Il ne lutte pas, tous ses sens sont en éveil. Il veut comprendre, savoir ce qui lui arrive. Soudain, les choses se font plus claires. Il entend comme une déflagration, ça semble tirer dans tous les sens. Des avions. Il perçoit le bourdonnement des moteurs. Ils se rapprochent... Attention ! Thomas baisse instinctivement la tête. On crie, on appelle. Il ne faut pas se déconcentrer. Ne pas perdre le contact avec cette réalité qu'il a tant de mal à saisir. Soudain, une chose incroyable se produit dans son esprit, quelque chose d'incompréhensible. Tout ce vacarme, ce désordre sonore, prend forme et laisse peu à peu place à des images. Dans la tête de l'adolescent, commence à défiler un film d'un autre temps qui le laisse comme pétrifié, sans possibilité de réagir. Un voile de brume se dissipe. Il découvre alors des soldats en tunique bleue qui courent dans tous les sens, affolés, déterminés, gagnés par l'envie de vivre malgré la terreur qui les défigure. Toutes ces silhouettes qui se perdent sur un champ de bataille. Thomas comprend qu'il est le témoin de scènes de guerre. Plus précisément de "La GRANDE guerre", comme on l'appelle. Il suffoque, la sueur perle sur son front, il a chaud... il a froid. Ses mains se crispent sur son drap. Il est comme happé par ce qui se déroule au fin fond de son cerveau. Il doit tenir. Ne pas lâcher. Ne pas crier. Comprendre, comprendre... Au milieu de ce fracas d'enfer, il aperçoit un homme jeune, étendu sur le sol boueux, réceptacle de toute la souffrance humaine. Il semble blessé. Le soldat, de ses mains tremblantes ouvre sa besace d'où il sort un réveil, pareil au sien. Il l'ouvre, remonte le mécanisme comme pour prouver au monde que le temps qui passe ne s'arrête pas à cette guerre infâme. Il a juste le temps de glisser une lettre à l'intérieur avant de se retrouver projeté en l'air. Un obus. Thomas est mortifié. Dans un réflexe, il vient de bâillonner sa bouche de ses mains glacées pour éviter qu'un cri n'en sorte et ne réveille toute la maison. Des larmes roulent sur ses joues. Il est comme transpercé. Il doit poursuivre le périple qui se déroule dans sa tête. Il sent que la réponse à ses nuits sans sommeil est là, à portée de main et que s'il abandonne maintenant, il sera pareil à ces pauvres âmes debout, fonctionnant, mais à jamais vidées de toute paix. Alors, il souffle, reprend ses esprits et revient sur le champ de bataille. Il repart sur le front de ses nuits, où un autre combat se joue. Le réveil est là, gisant dans la glaise lourde et immonde. Les aiguilles tournent encore. Le vacarme cesse. On ramasse les morts. Les hommes pleurent sur ce monde auquel ils n'ont pas décidé d'appartenir. Un vieux soldat se penche et ramasse un objet. Il le porte à son oreille. Il marche ! Tic-tac, Tic-tac ! Il remonte le mécanisme, le glisse dans sa poche et... disparaît. *** |
Les sons se brouillent, les images se font floues. Thomas ne distingue plus rien. Tout vient de s'éteindre. Le rideau vient recouvrir l'écran au fond de son crâne. Il est groggy, pareil aux spectateurs à la fin d'une séance de cinéma qui, pas à pas, replongent dans leur réalité propre. Il est en nage. Délicatement, il allume sa lampe de chevet et attrape fébrilement son réveil. Il l'ouvre...
Dans son esprit, c'est le chaos. Le ventre de la machine s'offre à lui, exposant ainsi son mécanisme complexe et inaltéré par le temps. Thomas découvre un morceau de papier déposé sur les engrenages dorés. Il est abasourdi. Ses doigts tremblent, ses tempes cognent. Son cœur menace de sortir de sa poitrine. C'est le constat ironique que sa machinerie est bien plus fragile que celle d'un vieux réveil. Avec toute la minutie qu'il lui est possible de mettre dans son geste, il déplie la feuille jaunie. Il lit. Le 28 janvier 1917,
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Thomas est là, inerte. Il n'en revient pas de ce qu'il vient de vivre. Il sait qu'il n'a pas rêvé, la preuve est entre ses mains. Soudain tout s'éclaire. Il vient de comprendre. Cette lettre n'est jamais arrivée. Toutes ces années, elle est restée enfermée dans ce réveil, comme privée de sa destinée. Le souffle qui l'envahissait toutes les nuits n'était autre que la plainte de ce soldat, Augustin, qui venait le supplier de la libérer.
Pendant six mois, il avait combattu ses angoisses, avait lutté contre des démons imaginaires pour ne jamais trouver le sommeil, jusqu'à ce soir où il avait accepté de s'ouvrir à ses peurs. Il n'avait que 13 ans mais Thomas avait le sentiment d'avoir vieilli de mille vies. Il savait ce qu'il lui restait à faire. Demain, on était samedi, il irait à la poste et enverrait la lettre à l'adresse indiquée. Bien sûr, il savait que Rose n'était plus de ce monde, ni même Marcel, cependant, il savait aussi que leurs descendants seraient émus de recevoir ce courrier si particulier, plein d'amour et de promesse d'un avenir meilleur, loin de la furie humaine. Thomas déposa la lettre délicatement dans le tiroir de son chevet. Pris le réveil, remonta le mécanisme. Le cliquetis lui parût différent : plus léger, peut-être. Il repensa au vieil antiquaire, dans le village de ses grands-parents... dans les Flandres. Il se rappela alors son visage, avec sa drôle d'expression et des mots qu'il avait prononcés : « Tiens, mon garçon ! Il n'attendait que toi. Prends-le, c'est cadeau ! » Le jeune garçon comprit que le vieil homme au visage usé avait dû, lui aussi, livrer un combat sans merci contre ses insomnies et s'était débarrassé de l'objet de son malheur. À la différence du vieux marchand, Thomas avait résolu le mystère. Il avait permis à Augustin d'appartenir à nouveau au passé et par la même occasion, d'être libéré. Pour la première fois depuis longtemps, il sentit une agréable chaleur le gagner. À présent, son esprit apaisé pouvait glisser doucement vers un repos bien mérité. Plus de lutte, plus de tourments, juste un sourire accroché à ses lèvres. Il s'endormit... |