La Cala, ça n'est pas grand chose. Tout juste un petit bout de mer Méditerranée, une modeste plage de galets au fond d'une crique étroite, délimitée au sud par l'ombre de hauts rochers aux arêtes vives, et au nord par une longue falaise plissée, succession d'apiques vertigineux qui ondulent au-dessus de la mer, piquetés en leur crête de pins parasols, d'ajoncs et de micocouliers. Pour te donner une idée de la modestie de l'endroit, je te dirais que sans forcer, en traînant un peu les pieds dans l'eau, en t'arrêtant de temps à autre pour cueillir ici ou là un galet qui t'aura tapé dans l'œil, il ne te faudra pas plus que le temps d'un sablier pour parcourir La Cala, de l'une à l'autre de ses extrémités. Et cependant, sans qu'il soit tapageur, cet infime paradis ne se livrera à toi que si tu sais le mériter ! Pour commencer, il te faudra marcher pesamment le long de la Via Dolorosa, dans des relents de bitume et de gaz d'échappement, vite accablé par le poids du soleil sur tes épaules autant que par celui de ton propre bagage ; choisir, puis emprunter sans hésiter l'un des chemins cabossés qui se présenteront à toi, enfouis parmi les roseaux coupants ; longer des grillages rouillés enfermant les quelques vignes qui n'ont pas eu la chance de pousser en liberté sur les terrasses escarpées qui dominent la mer ; et pour finir, courir sur le sable gris d'un rio asséché pour éviter de te brûler les pieds... Grâce à quoi tu auras gagné le privilège de perdre la notion du temps, le droit de ne rien faire d'autre de ta journée que de nager dans une eau d'un bleu intense, parsemée de pépites de lumière, puis laisser le soleil ardent te tanner le cuir et rêvasser, abasourdi par les mille riens somptueux qui s'offriront à ton regard : la forme étrange d'un rocher ou d'un nuage, un bateau à l'horizon, le passage d'un ange, les ocres changeants lorsque le soleil s'abaisse sur la montagne... Malgré l'inconfort des cailloux sous tes fesses qu'un instant plus tôt tu maudissais, tu t'endormiras sûrement sur ta serviette, bercé par le chant des galets roulant dans le clapot. Mais avant de t'endormir, tu verras encore : tout un monde rouge sang croqué par le soleil derrière tes paupières fermées. Et tu trouveras enfin ce que tu as toujours cherché : le bonheur tout simple d'être là, à ta place, oublieux de tout. Intact et entier. Comme à jamais.
Il n'avait jamais prétendu être parfait ni meilleur qu'un autre, conscient d'avoir raté bien des occasions d'être bon, ou plus simplement tel qu'on aurait souhaité qu'il soit. Toujours un peu à contre-sens, à contre-courant. Allez savoir pourquoi, il n'avait jamais voulu épouser celle qui avait partagé la plus grande partie de son existence. Il avait pourtant été capable de bâtir des châteaux de sable bien plus compliqués, mais beaucoup avaient été mis à terre par un de ces tsunamis affectifs surgis d'on ne sait où, et il s'était toujours demandé s'il n'était pas lui-même le papillon dont le battement d'ailes les avait provoqués ! L'amour inconditionnel qu'il avait éprouvé pour ses enfants était sans doute la seule vérité infaillible qui ne l'avait jamais quitté. Seul, cet amour qui n'avait pas besoin d'être désigné lui avait permis de se rendre acceptable à ses propres yeux.Il n'avait peut-être pas tout appris de la vie à ses petits. Mais s'il faut bien reconnaître qu'en effet il n'avait pas été capable – et qui aurait pu l'être – de les protéger de tous les dangers, il leur avait tout de même appris à nager ! Et avec eux, grâce à eux, au fil des années, il avait lui-même continué de nager, bien qu'il eut souvent été tenté de se laisser couler.
Dès leur naissance il les avait amenés ici, et ce faisant il avait commencé à les nourrir des sensations de sa propre enfance. Sans le savoir vraiment, sans le vouloir vraiment, grâce à eux, chaque été il était revenu côtoyer l'enfant qu'il avait été.
D'année en année il avait porté ses petits dans le creux de sa main à la surface des flots, leur avait appris à battre des jambes, les avait encouragés, rassurés, jusqu'à ce qu'ils s'abandonnent, flottant les bras en croix sur l'immensité de la mer, regard perdu dans l'immensité du ciel. Il avait compté jusqu'à trois quand ils mettaient la tête sous l'eau, leur avait montré comment cracher dans le masque pour éviter la buée, comment marcher à reculons palmes aux pieds.
D'année en année, ils avaient nagé ensemble, toujours plus loin, jusqu'à atteindre le chapelet d'îlots rocheux posés au milieu de la baie. Depuis la plage, ils semblaient si lointains qu'on se sentait presque déçus quand on les avait atteints, mais on oubliait vite le rivage. Ici, c'était la maison des poissons. On y passait des heures à se les montrer du doigt. Pour s'appeler, on grognait dans les tubas, et ensemble on s'élançait vainement à leur poursuite. Toujours plus profond. Et quand on était saisi par le froid, quand les lèvres devenaient bleues, on résistait un peu à l'injonction de s'en retourner mais on finissait par céder et on faisait la course pour rentrer : le dernier arrivé est un bébé !
Et puis, un jour, ils n'avaient plus eu besoin de sa présence pour se lancer au large. Chacun avait nagé de son côté, et puis chacun était revenu s'affaler auprès des autres, chacun rêvassant à qui sait quoi, à la poursuite de ses propres chimères cependant que le soleil indifférent poursuivait son œuvre et déposait sur leur peau le sel de la vie.
Et c'est ainsi que ses petits étaient devenus femmes et homme. Le rite s'était pourtant perpétué, d'une semaine par an passée ensemble à La Cala, que chacun s'efforçait de respecter au prix parfois de quelques sacrifices personnels, signe que pour tous ce temps passé ensemble avait toujours un sens. Bien sûr, ils y étaient aussi revenus sans lui, y avaient conduit leurs amours, en avaient pris possession à leur manière. Il n'en avait éprouvé aucune jalousie ni aucun regret. Plus, il en avait tiré une certaine fierté. Grâce à lui, barques solidement ancrées capables de surmonter seules les tempêtes. Le jour naissant rosit l'horizon. La mer d'encre va bientôt s'embraser. Une fois encore, ils sont debout les pieds dans l'eau à frissonner, attendant que la lumière du soleil ne les remplisse. Une fois encore il est avec eux, mais il ne le sait pas. Dans un instant, ils disperseront ses cendres sur la mer, dans ce petit coin de Méditerranée qui est leur paradis intime. Et c'est ainsi qu'année après année, ils continueront de nager ensemble. Tant que la mer inchangée et pourtant toujours renouvelée voudra bien les porter.