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L’équipe des bleus
Inspiré d’une histoire vraie

Par Mathieu Siam


Capitaine BLANCHARD - caserne de gendarmerie - 19h02
La soupe présage de la soirée, tiède et sans saveur. Je descelle même une pointe d’amertume dans le potage. Le stagiaire Quentin n’y est sûrement pas pour rien. Faire équipe avec lui me soulève l’estomac. Tout m’énerve chez ce type. Sa jeunesse, sa tête carrée, sa façon de manger. Pas un regard pour l’assiette. La télé, la télé, la télé. La soupe dégouline de sa bouche et ce con ricane devant une émission où les candidats sont encore plus décérébrés que lui. C’est dire.

« Leslie doit maintenant séduire Teddy de l’équipe des rouges. Comment va réagir Enzo de l’équipe bleue ? ». 
La voix off annonce ce non-événement avec un timbre angoissé. Une fille en slip au teint saucisse Knaki pose devant un grand gaillard tatoué ressemblant étrangement à une andouillette grillée. S’ensuit entre eux un discours décousu où je ne comprends qu’un mot sur deux, ponctué de « gros » et de « ouech ». La scène me fait penser à une parade nuptiale d’espèces nuisibles comme des frelons asiatiques.
La sonnerie du téléphone retenti. L’adjudante Morisso commence juste à manger et Quentin est déconnecté. Alors je me charge de répondre. Je n’aime pas quand ça sonne à cette heure-là. Passé 19h, il existe deux types d’appels à la gendarmerie. 
Tout d’abord ceux concernant les victimes de Gégé et de son chien. Ni le maître, ni le berger allemand n’ont changé leur habitude de chasse aux alentours du village. Le chien aboie sur ce qui bouge et l’homme tire sur ce qui passe. Sauf qu’aujourd’hui, il n’y a plus de champs, mais des lotissements.
Ensuite, ceux concernant la route nationale. Tous les gendarmes d’ici ont connu au moins une fois les longues nuits au bruit des sirènes avec du rouge sur le bitume. 
Mais pas ce soir. Au bout du fil, c’est la mère Pingeon et sa voix grognon, celle des mauvais jours. 

- Dites, vous devriez venir voir dans le lotissement. Y a une femme qui renverse les poubelles.
Derrière elle, la télé couvre le quotidien. Je reconnais la voix off de l’émission débile : « les rouges ne se laisseront pas faire… »

- Mademoiselle Pingeon, où se trouve cette femme actuellement ?
- Qu’est-ce que j’en sais moi ? J’l’ai pas suivie. Fait froid et pis j’suis en pyjama.

Adjudante MORISSO - véhicule immatriculé BC-242-DC - 20h33
On tourne, on tourne dans ce lotissement. Depuis combien temps ? C’est l’autre crétin de Quentin au volant. Va le guider toi. Il se souvient de sa droite et de sa gauche un coup sur deux. J’ai l’impression qu’on tourne en rond. Mais ce n’est pas certain. Chaque pavillon se ressemble étrangement. On tourne dans un labyrinthe où seule une haie végétale vient surprendre la morosité. Ici Ariane a suivi le fil. Le fil électrique de la télé. Elle s’échappe en regardant le château de l’équipe des bleus, de l’équipe des rouges. Mais dans ce labyrinthe vit aussi un Minotaure. Ça ne fait aucun doute. Je sens un drame tout proche.
Entre une poubelle et un lampadaire, j’aperçois une forme anormale.

- STOP !
Je saute de la voiture et je me dirige vers la pénombre où je devine une sorte de grosse boule blanche.

- VENEZ ! VITE.
Je m’accroupis face à une femme qui pleure. Enfin, il me semble qu’elle pleure. Elle produit des sons pas très clairs. Rien n’est clair cette nuit. Son corps se répand sur le trottoir. Elle est habillée en robe de mariée. Son voile s’étend jusqu’au caniveau. Cette femme me fait penser à une glace vanille tombée au sol, abandonnée. Plus comestible.

Capitaine BLANCHARD- caserne de gendarmerie- 22h05
L’Adjudante Morisso se débrouille bien avec la victime. Celle-ci se prénomme Jennifer, une trentaine d’année et autant de kilos en trop. L’interrogatoire s’annonce difficile, Jennifer ne parle pas, manifestement soûle, mais l’adjudante sait les mots qu’une femme doit dire à une autre femme. Je les laisse un temps pour relire le rapport du médecin.
Le document indique des ecchymoses au niveau du dos et sur les bras, ainsi qu’une légère coupure sur l’omoplate. Il est difficile d’en tirer des conclusions mais comme l’a précisé le docteur « une chose est sûre, y a eu de la boisson ». L’éthylotest a vu rouge. 
Je retourne dans la salle d’ordre. La situation a évolué, Jennifer a envie de parler. Elle cherche ses mots. Ils finissent par sortir, d’abord timidement puis comme une crise d’angoisse, incontrôlable, un flot de pensées qui déborde sous l’effet d'une vague de peur.
Je retranscris tout comme je peux. Je reformule de temps en temps comme pour bien m’assurer que ce que j’écris est réel. 

- Donc, votre mari vous insulte tous les jours, c’est cela ? Il vous traite de grosse vache ?Vous pince le sein comme pour vous traire ? ...
Je note tout. Deux pages de pures souffrances, de petites tortures du quotidien, de sadisme ordinaire. Même Quentin semble comprendre la violence durant l’inventaire.

- Hier soir, vous avez bu. Et ensuite ?
Mes doigts tapotent sur le clavier la conclusion de l’histoire qu’elle délivre d’une voix blanche :

- Il m’a demandé de remettre ma robe de mariée pour me prouver à quel point j’avais grossi. Il m’a forcé à la retrouver, à l’enfiler. Il m’a dévisagée en riant. Il hurlait : Regarde-toi grosse vache. Tu es un monstre. UN MONSTRE. Il m’a insultée et projetée au sol avec des menaces de mort. Il m’a étranglée, mais je me suis débattue. Alors, il a essayé de me poignarder dans le dos. Regardez ma robe ! Ce n’est pas un couteau qui a fait ça ? J’ai eu de la chance, j’ai réussi à fuir.

Dans la salle, c’est le silence. Jennifer se replonge dans son mutisme, épuisée. Je lui apporte un café. Elle plonge trois sucres dedans, probablement pour casser l’amertume. 

Adjudante MORISSO - véhicule immatriculé BC-242-DC - 3h12
L’autre crétin de Quentin ne tient plus en place. Il veut défoncer la porte du pavillon et ramener le mari par la peau des fesses. Il fait partie de l’équipe des bleus, de l’équipe des gentils. Il veut gagner là, maintenant, tout de suite.
Le capitaine le calme tranquillement. Il rappelle les consignes du procureur : « En douceur ». Il réexplique le dispositif, le rôle de chacun, nos emplacements durant l’intervention, à l’intérieur, à l’extérieur... 
Il me charge de l’entrée.
Voilà, on y est.
La musique peut commencer.
Boum, le bélier sur la porte, crac, le bois qui cède, tact tac tac, les pas des rangers dans les escaliers...Et puis le refrain, le cri de surprise, les pleurs qui suivent et le silence. 
La partition a été jouée sans fausse note.``Je découvre le Minotaure à terre, menotté. Je fixe le mari. Son dos, sa nuque. Je veux voir le visage du bourreau. 
Lorsqu’il se retourne, je constate qu’il n’a pas la tête d’un taureau, mais plutôt celle de Gérard Jugnot.

Le mari, caserne de gendarmerie - 4h02
La présomption d’innocence est une théorie, des mots sur du papier, mais il suffit de lire les yeux des gendarmes pour comprendre l’absurdité du concept. Je suis coupable. Voila, ce que me disent les regards et les voix tranchantes. 
Je suis coupable parce que je ne peux être innocent. Dans cette pièce, je suis enfermé comme dans une télé-réalité, un huit-clos absurde où il n’existe que deux camps. L’équipe des bleus et l’équipe des rouges.

- Avez-vous traité votre femme de « grosse vache » ?
- Oui.
Voilà. Je suis coupable. J’ai répondu oui. Questions fermées, réponses fermées, portes fermées.
Pourtant, je peux tout expliquer. 
Je pourrais leur raconter mon histoire, leur dire que chaque jour depuis des semaines, Jennifer me pose la même question : « Tu trouves pas que je ressemble à une grosse vache ? ». Au début, je répondais « Mais non. Arrête de dire n’importe quoi. Tu es ma petite caille ». Et chaque jour, cette même question. Avec le temps et la fatigue du travail, j’ai cessé d’argumenter, de rassurer, je répondais juste : Non. Hier soir, j’ai dit oui. Oui comme si je répondais à une autre question : As-tu faim ? As-tu sommeil ? As-tu besoin de silence ?

- Avez-vous insulté votre épouse en la traitant de monstre ?
- …
Je la revois qui d’un coup, se froisse et se déchire comme une nappe en papier. Les cheveux hirsutes, la bouche de travers, l’alcool plein les veines, la colère qui déborde de partout, elle m’a craché dessus : « tu vas voir si j’ai grossi ».
J’ai eu un instant suspendu, seul dans le salon, la télé éteinte, une bière à la main sans penser au boulot et au froid du chantier. Le travail en extérieur fatigue beaucoup plus qu’on ne l’imagine, surtout le bruit des machines monstrueuses qui vous explosent la tête. 

- Avez-vous essayé d’étrangler votre femme ?
- ...
Elle est revenue habillée en robe de mariée. Elle hurlait : « Tu vois que j’ai pas grossi ». La chair sortait comme elle pouvait, par tous les plis, par les poignées. Les kilos ne disparaissent pas comme ça. Elle avait serré le corset, gainée comme au grand jour. Sa voix saccadée martelait « tu vois, tu vois ». Puis, Jennifer est devenue rouge. Toute rouge et elle s’est mise à suffoquer. Elle brassait l’air avec ces mains. J’ai essayé de dégrafer son corset, mais impossible de défaire ces nœuds, elle bougeait trop. Elle étouffait complément. Son visage tournait au pourpre. Alors j’ai pris un couteau et j’ai coupé les lacets dans son dos. J’ai déchiré un peu sa robe, histoire qu’elle respire plus vite. Elle est resté prostrée comme ça un moment à reprendre son souffle, comme après chaque crise. 
Ensuite elle est partie. J’ai profité du silence, de la chaleur et j’ai dormi.

- Avez-vous utilisé un couteau lors de votre altercation ?
- Oui

Jennifer, Véhicule immatriculé BC-242-DC - 11h53
Le jeune gendarme à la tête carrée me raccompagne, mais je ne sais pas où. Je n’ai pas de « chez moi » de toute façon. Avant j’avais un « chez nous », mais plus maintenant. Alors je le laisse me guider. 
​Il tourne à gauche puis à droite. J’ai l’impression que parfois il se trompe, qu’il tourne en rond. Mais ça n’a pas d’importance. J’irai bien au bout du monde avec ce mec.

Il tourne à gauche puis à droite. Il est beau ce jeune gendarme, comme Enzo de l’équipe des bleus. Je le regarde et je me trouve vielle. J’avais son âge quand je me suis mariée. J’étais belle moi aussi, comme Leslie. 

Il tourne à gauche puis à droite. Je me souviens du jour de mon mariage, de cette robe pleine de promesses, de mes rêves d’enfants et de mes envies de famille. Tout le monde me complimentait sur ma tenue et vantait ma beauté. J’allais m’offrir à ce monde qui me réclamait.

Il tourne à gauche puis à droite. Dès le lendemain de la cérémonie, j’ai pris le chemin de l’impasse. Mon mari me regardait, mais je voulais que le monde entier me voit, m’appelle et scande mon nom. Je n’ai entendu qu’un silence terrifiant.

Il tourne à gauche puis à droite. Dix ans dans mon impasse, le temps passe. Mes envies d’hier n’auront pas de demain. Mon dessein s’est englué dans un brouillard cotonneux. Mes rêves se sont évaporés dans des effluves d’alcool.

Il tourne à gauche puis à droite. Moi, je tournais en rond dans ma maison. Alors j’ai bu plus que de raison. J’aime bien être saoule, je m’invente des histoires. Des histoires où on me regarde. Mais l’alcool, ça fait grossir et les histoires sont parfois noires.

Il tourne à gauche puis à droite. Je sais que l’histoire que j’ai racontée ce matin va briser ma bouteille. J’ai tout inventé parce que j’étais saoule, parce que je ne supporte plus mon reflet et parce que même mon mari ne me regarde plus. Il va payer l’addition de mes désillusions.

Il tourne à gauche puis à droite et stoppe le véhicule devant la clinique de repos et de soins « Les bords de la rivière». Je la connais. Je la connais trop bien. On m’y « invite » régulièrement pour partager ma dépression, mon alcoolisme ou ma mélancolie…
Un vigile arrive de la droite et ouvre une grille haute et lourde. Il sourit en voyant ma tête de lendemain de cuite, mon visage rouge et obèse, ma robe de mariée sale et trop petite.

Je suis ridicule.
Mais je ne suis pas ridicule au point d’imaginer qu’il y a un avenir derrière cette grille.
Alors, je saute de la voiture et je cours.
Je tourne à droite puis à gauche. Le gendarme va me rattraper, je ne fais pas le poids. 
Je tourne à droite, le pont à gauche, l’eau en bas. De l’eau noire. Noire comme des idées.

Capitaine BLANCHARD- caserne de gendarmerie- 19h02
Le mousseux présage de la soirée, tiède et pétillante. Nous regardons le journal régional de France 3, un gobelet en plastic à la main. Les titres montrent les premières images d’un camion de pompier aux couleurs rouge et bleu.

« Ce matin aux abords de la clinique psychiatrique « Les bords de la rivière », une jeune femme, bien connue de l’établissement, a tenté de mettre fin à ses jours en sautant depuis le pont. Un jeune gendarme stagiaire a plongé pour la sauver. Nous vous dirons tout sur ce héros du jour ».

Quentin apparaît à l’écran dans une couverture de survie couleur or. Il arbore le sourire des champions, des médaillés. Je me demande bien comment je vais faire pour ne pas le titulariser.
La sonnerie du téléphone retentit. La télé et le mousseux m’écœurent, j’ai envie de vomir, besoin d’air, alors je me charge de répondre. Je n’aime pas quand ça sonne à cette heure-là.

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