Au moment où je m'apprête, non sans quelque angoisse, à m'engager sur le chemin broussailleux de la confidence intime – car comment traiter ici du [poil], sans détour ni fausse pudeur, autrement qu'en acceptant de se mettre soi-même un peu à poil, ? –, il me faut bien vous l'avouer : j'ai longuement hésité à me lancer, tergiversé, reporté à demain le début de l'effeuillage.
Pour être tout à fait honnête, si j'ai plus d'une fois été tenté d'y renoncer, ce n'est pas tant par crainte de me découvrir devant vous – invitez moi à votre prochaine fête d'anniversaire et vous verrez avec quelle facilité je tombe la chemise ! –, que pour la raison toute simple que je n'aime pas les poils. Bien qu'il n'en ait pas toujours été ainsi, j'ai peu à peu développé une véritable aversion pour le poil. Tout déballage public ayant ses limites, je garderai pour moi les raisons profondes de ce dégoût, ne vous en livrant que la conséquence : j'ai rejoint depuis longtemps le camp des glabres. Je repousse donc chaque matin avec ténacité l'apparition de tout follicule pileux en quelque endroit de mon anatomie. Grâce à cet acte libérateur, je crée les conditions de base nécessaires à la satisfaction de mes besoins narcissiques et libidineux, mais ne vous méprenez pas : il ne s'agit pas d'une position dogmatique. Je ne manie le rasoir que pour mon propre compte, et n'exige ni ne milite pour que les autres en fassent de même. Simplement, je n'aime pas les poils, ni les miens ni ceux des autres ; ce qui, vous en conviendrez, vous expose parfois, au gré des rencontres, à quelques déboires aux conséquences humiliantes !
Le décors étant planté, j'espère que vous comprendrez un peu mieux les réticences, pour ne pas dire le sentiment d'impuissance qui m'envahissent au moment de me mettre à la tâche : comment écrire quelque chose d'un quelconque intérêt, sur un sujet qu'on n'a de cesse de vouloir effacer de sa vie ? Qui plus est, pas plus qu'un malheur le poil n'arrivant jamais seul, c'est à la fourrure, à la toison, au pelage tout entier qu'il me faut me confronter, tant il est évident que si l'on peut écrire sur un être humain singulier sans avoir à faire référence à l'ensemble de l'humanité, il paraît peu probable qu'on puisse s'attacher à parler d'un poil solitaire sans le re-situer dans la globalité de la pilosité à laquelle il appartient. Comment en suis-je arrivé là ? Un ultime détour par le contexte dans lequel l'idée d'écrire sur l'objet honni a émergé vous éclairera sur cette question, preuve s'il en était besoin qu'il faut se méfier comme de la peste de l'exaltation collective qui vous pousse à abandonner tout discernement, vous amène malgré vous à adhérer à des décisions que vous regretterez d'avoir prises dès lors que l'emballement sera retombé.
Vous imaginez peut-être le fonctionnement de notre collectif comme celui d'un conseil de rédaction New Age : une docte assemblée d'esprits éclairés, réunis dans une ambiance Feng Shui autour d'une table chargée d'ordinateurs portables et de quelques mugs desquels s'élèvent les volutes épicées d'une tisane exotique, chacun soumettant respectueusement aux autres ses propres productions et propositions de prochain [mot] à travailler pour la revue. Et vous aurez raison. Mais dans le cas du [poil] qui nous occupe, ce fut sans compter sur le pouvoir dévastateur du Colioure rouge 2012 ! C'était un soir de printemps. Nous avions pris l'apéritif sur la terrasse, fêtant comme il se doit la parution du dernier livre de Marie Lorioux et Jean-Louis Dubois-Chabert – Les territoires du vide, éditions L'Harmattan, 12,50 € – avant qu'un petit vent frisquet ne se lève et ne nous chasse, poils dressés, vers la cuisine où nous avions en effet pris place pêle-mêle autour de la table pour partager nourritures et boissons terrestres avant de nous mettre au travail. De fil en aiguille, le son des conversations qui s’emmêlaient était monté et la soirée était devenue un joyeux foutoir. Je ne saurais dire comment on en était arrivé là, mais toujours est-il que minuit nous surprit à parler poils, à échanger points de vue inconciliables et arguments plus ou moins tirés par les cheveux, sur les mérites respectifs du lisse et du velu, chacun et chacune y allant de son propre témoignage sur telle expérience intime dont l'évocation se concluait invariablement par des sourires rêveurs et des soupirs alanguis. On avait si bien oublié le motif de notre rencontre qu'au moment de se séparer, pour se donner bonne conscience, on avait convenu d'un même élan que le prochain mot sur lequel exercer nos talents serait [poil], sans bien mesurer dans quoi on s'engageait ! Du moins en ce qui me concerne...
Et c'est ainsi que je m'étais retrouvé au petit matin, la bouche pâteuse et l'œil cerné, penché sur mon ordinateur à côté duquel trônait mon mug préféré – le rouge à l'effigie de la reine d'Angleterre – dans lequel finissait d'infuser ma tisane de myrtille et de jojoba, tentant d'atteindre le Sha en cherchant l'inspiration sur Internet. Ah, l'Internet, la grande et belle invention ! On trouve tout, sur Internet. Ce qui signifie en réalité qu'on y trouve tout et son contraire. Tout sur la barbe et les imberbes. Tout sur l'épilation et l'entretien des peluches. Tout sur la chenille velue et l'anatomie du poil... Tellement de tout, que rien de bon ne peut en sortir sans un minimum de méthode. Commençons par le commencement, me dis-je. Et puisqu'au commencement était le verbe, allons voir du côté des origines : POIL, Étymol. et Hist. A. 1. Ca 1100 anat. (Roland, éd. J. Bédier, 1012 : deit hum perdre e del quir e del peil); 2. ca 1170 « pelage (d'un cheval) » (Chrétien de Troyes, Erec, éd. M. Roques, 2905); 3. a) fin xiies. (Raoul de Cambrai, 2314 ds T.-L. : Il prent trois pox de l'ermin qu'ot vesti); b) 1395 veluyau a long poil (La Tremoïlle, Les la Tremoïlle, t. 1, p. 57); 4. a) ca1200 pol d'herbe (Aspremont, éd. L. Brandin, 8624); b) xves. « villosité (d'une plante) » (Grant Herbier, no146, Camus ds Gdf. Compl.); 5. xiiies. poil d'erbe désignant quelque chose de négligeable (Jubinal, Jonglères et Trouvères, 71 ds Möhren Négation); ca 1373 poil « id. » (Miracles de N.D., éd. G. Paris et U. Robert, XXXI, 774), sur les nombreuses expr. usitées en a. fr. (v. T.-L. et Gdf.); 2. a) 1532 à tout le poil [pour : avec tout le poil, l'abondance du poil étant considérée comme un signe de force physique] (Rabelais, Pantagruel, II, éd. A. Lefranc, t. 3, p. 37 : Il est né à tout le poil; il fera choses merveilleuses); c) 1793 bougres à poil « hommes déterminés, courageux » (Père Duchêne, no298 ds Esn. Poilu, p. 428); 4. 1671 gens de tout poil (La Fontaine, La Coupe enchantée, 145 ds Œuvres, éd. H. Régnier, t. 5, p. 111); 5. 1808 avoir un poil dans la main (Hautel); 6. 1833 être de mauvais poil (E. Corbière, La Mer et les marins, part. 4, ch. 1, 186 ds Quem. DDL t. 20); 7. 1849 donner un poil « réprimander » (Mérimée, Corresp. gén., V, 430, ibid., t. 2); 8. 1858 être à poil « tout nu » (Larch.); 9. 1918 atterrir au poil (Esn. Poilu 1919, p. 426); v. aussi Rey-Chantr. Du lat. pilus « poil », « partie velue de quelque chose » et au fig. « un rien ».
… Et au figuratif, « un rien » !... Soupir de désespoir. Pour ne pas sombrer tout de suite, je décidais de mobiliser les quelques souvenirs méthodologiques qui me restaient de mon lointain passage à l'université : circonscrire le périmètre de ma recherche, élaborer une problématique, avancer une ou deux hypothèses et tenter de les vérifier dans un développement structuré par un plan en trois parties : thèse, antithèse, synthèse. Du grand classique qui a fait ses preuves, mais qui demande abnégation, recul réflexif et investissement personnel de longue haleine, toutes choses qui me parurent bien vite au dessus de mes modestes moyens d'épicurien dilettante. Ou si vous préférez : j'ai tout de même mieux à faire que de perdre mon temps avec ces conneries !
Pour peu que vous ne soyez pas un de ces zappeurs de la Toile qui se contentent de papillonner de-ci de-là, vous découvrirez bien vite, en vous plongeant jusque dans ses profondeurs, que [MOT] : est une revue à haute valeur culturelle ajoutée, qui ne tolère ni médiocrité, ni demi-mesures, et encore moins l'à peu près. Il eut pourtant été tentant de se laisser aller à la facilité en relevant sur quelque Bon Coin de l'esprit un florilège d'expressions populaires – avoir un poil dans la main, reprendre du poil de la bête, être de mauvais poil... –, et de les assembler, telles les pièces d'un puzzle, en un discours potache jouant de l'allusion et du second degré ; ç'aurait été indigne de la confiance que les autres membres du collectif avaient mis en moi en m'acceptant dans leur cercle !
Pour reprendre de la hauteur, j'allai fouiller du côté des beaux-arts. De Poil de Carotte à Gazon Maudit, de L'Origine du Monde au Mari de la Femme à Barbe, les productions artistiques ne manquent pas, qui font la part belle aux poils de tout poil. Serais-je moi-même capable de faire taire mes à-priori sur le pédoncule abhorré, pour le sublimer dans une pure fiction romanesque susceptible de marquer son temps ? Je m'y essayai bien, mais au bout de quelques heures seul le titre m'en était venu, que je me refuse à vous livrer ici tant il était prémonitoire de l'échec inévitable d'une telle tentative contre-nature. Aussi grand que soit le créateur, nul talent ne peut s'épanouir contraint forcé, à rebours de ses convictions et de ses sentiments !
La panique le disputant à la lassitude, je finis par abdiquer. Comme il vous est sans doute déjà arrivé de le faire, je me mis à arpenter le Web sans but précis, laissant Google me mener par le bout du nez. De fil en aiguille, de page en page, sans que ma volonté n'y soit pour rien, je finis par me retrouver face à un recueil anthologique d'images de corps dénudés, hommes et femmes de tous âges et de toutes couleurs, photographiés en gros plan en train de se livrer avec une ardeur de circonstance à toutes sortes d'acrobaties explicitement sexuelles. Je ne suis pas prude, et cependant je m'en trouvai gêné, non pas tant par crainte d'être surpris en si dérangeante contemplation, pas d'avantage en raison des transformations physiologiques que ces images, bien malgré moi, produisaient sur mon anatomie, mais plutôt parce que la plupart de ces corps gracieux avaient un point commun qui m'avait échappé au premier abord : ils étaient dénués de poils ! Pour être désirables, l'arbre et le fruit ne devaient pas être cachés par la forêt !
Troublé par cette révélation, je ne pus m'empêcher de penser que si l'industrie pornographique avait une préférence marquée pour les corps épilés, il devait forcément y avoir quelque chose de transgressif dans l'exposition toute crue de cette nudité là. Étais-je donc moi-même un pervers qui s'ignore ? Et si perversion il y avait, les ventres lisses des jolies femmes qui étaient ainsi exposés à mon regard ne cherchaient-ils pas à suggérer celui des petites filles qu'elles avaient été ? Mon goût pour les corps épurés cachait-il de sombres desseins pédophiles ?
Ainsi donc, après avoir cherché en vain dans la botte de foin d'Internet l'aiguille qui me permettrait de crever l'abcès de mon impuissance à écrire, je me retrouvai bien malgré moi nez à nez avec moi-même. C'était inconfortable, mais en même temps, dans ce moment où je commençai à lâcher prise, j'entrevis la possibilité de produire enfin quelque chose de sincère sur le sujet. Poil et non-poil n'étaient que le Yin et le Yang d'un tourbillon dialectique dont le pivot ne se trouvait nulle part ailleurs qu'au fond de moi. L'expression de cette vérité profonde avait beau être tirée par les cheveux, elle était suffisante pour que, ce soir là, je puisse dormir sur mes deux oreilles. Ce que je fis d'un sommeil paisible, peuplé cependant de quelques rêves humides.
Mais ne vous méprenez pas ! Confidence n'est pas confession. La nuit a certes porté conseil, mais n'attendez de moi ni repentance ni conversion. Je n'éprouve aucune attirance suspecte pour les corps nubiles et je continuerai sûrement de préférer la langueur des plages désertes aux sombres ballades en forêt. C'est ainsi, et peu m'importe que la nature m'ait doté de poils ! Maintenant que le soleil s'est levé, j'entrevois le chemin que j'ai suivi, tout au long duquel j'ai peu à peu fait le choix de me dépouiller. Adolescent prépubère, j'ai guetté avec anxiété l'apparition annoncée de mes premiers poils. Je l'ai appelée de mes vœux, dissimulant comme je le pouvais ma honte d'avoir encore un corps d'enfant quand, dans les vestiaires du collège, mes copains de sport exhibaient crânement leur toison naissante. J'ai longtemps cru que puceau et imberbe étaient des synonymes, que pilosité et virilité ne faisaient qu'un. Pour acquérir le droit d'embrasser une fille avec la langue, il fallait que pique la moustache. Et quand, enfin les poils me sont venus, ils étaient blonds et fins, presque féminins. Ils ne m'ont été d'aucune utilité. Les filles ont continué de préférer les vrais mecs de quinze ans à la barbe dure, sombre comme leurs regards insolents avec lesquels il était difficile de rivaliser. Lorsqu'est venu le temps de mes premières modestes conquêtes, j'ai eu à faire face à une nouvelle forme de frustration : Non, pas maintenant... Je ne suis même pas épilée... Et j'ai découvert que la chasse aux poils était un sport féminin obligé ! Sois un homme, mon fils, arbore ta pilosité avec fierté. Sois une femme, ma fille, débarrasse-toi de tous ces poils ! Et nous voici aujourd'hui, dans des temps nouveaux où, pour mon malheur dont à juste raison elles n'ont que faire, bon nombre de femmes revendiquent le droit de porter haut et fort l'étendard frémissant de leur pilosité, cependant que de plus en plus d'hommes dont je fais partie n'aspirent qu'à le déposer. Cette inversion des valeurs traditionnelles liées à la représentation du corps témoignerait-elle d'un mouvement collectif plus ou moins conscient visant à permettre à chacun de se définir plus librement ? Une manière d'effacer les attributs esthétiques et sociaux du genre ?
Alors même que je suis en train d'écrire ces lignes, pressentant le lien vertigineux existant entre poil et société – pour ne pas dire entre poil et politique –, je reçois de mon ami Théo Martineaud, membre de notre collectif, son propre texte traitant précisément de cette question, question sur laquelle j'envisageai de bâtir mon ouvrage ! Comme toujours avec Théo, c'est limpide, concis et engagé. Impossible par conséquent de poursuivre dans cette voie, au risque d'être au mieux redondant, au pire de passer pour un usurpateur.
Et pourtant, si le rapport tendu que j'entretiens avec mes poils a un sens, c'est bien parce que la place qu'ils occupent dans mon rapport aux autres me dérange. Poil à gratter en somme ! Puis-je être pleinement homme sans endosser la fourrure qu'on me demande de porter ? Qu'en est-il, ailleurs de par le monde, des attributs de la masculinité ? En Afrique, les hommes Peuls se maquillent pour plaire aux dames. En Amérique Latine, les indiens Alakaluf s'épilent entièrement le corps pour se différencier des animaux. Dites leur donc en face qu'ils ne sont pas des hommes ! Si vous chassez le naturel, l'universel n'arrive pas forcément au galop. Je jubilais de ma trouvaille ! Quel meilleur champ disciplinaire que celui de l'ethnologie comparative, pour espérer prendre les évidences à rebrousse poil, et qui d'autre mieux que Luigi pourrait m'aider à venir à bout du sujet ?
Luigi est un ami de longue date. Contrairement à ce que laisse supposer son prénom, il n'est pas de la Botte mais bien Catalan pur jus, comme en témoignent s'il en était besoin, sa carrure de rugbyman, la douceur de son regard, et la noirceur de son pelage surabondant. Il a longtemps été professeur d'anthropologie à l'université de Barcelone et a, de ce fait, beaucoup bourlingué aux quatre coins du monde. Entre deux campagnes de recherche, il venait régulièrement se ressourcer dans la villa qu'il possédait à Banyuls. C'est là que j'avais fait sa connaissance, bien avant qu'il ne s'y établisse définitivement lorsqu'il prit sa retraite. Nous aimions à dire que nous nous étions dragués à la plage.
C'était dans les années soixante-dix. Comme tout le monde, je portais à l'époque barbe et cheveux longs et comme tout le monde, je revenais, hagard et pouilleux, d'un long voyage initiatique au Maroc. J'y avais fait pour la première fois l'expérience troublante du contact avec un ventre rasé, dans un bordel de Tétouan où un marocain de rencontre avait tenu à m'entraîner. Je ramenais de ce voyage, outre une passion immodérée pour le kif, une chaude-pisse carabinée qui m'avait obligé à m'arrêter à Banyuls pour m'y faire soigner discrètement par le médecin qui m'avait vu grandir, avant de rentrer chez mes parents. C'est au cours d'une de mes ballades de convalescent que j'étais tombé par hasard sur Luigi, dans une petite crique isolée, non loin de la frontière espagnole. Il était seul et semblait dormir, nu comme un ver, velu comme un Neandertal. J'aurais préféré m'éclipser en silence pour ne pas le déranger – sans doute aussi à cause de la gène que m'inspirait sa nudité –, mais le bruit des galets roulant sous mes pieds l'avait fait se redresser et il m'avait hélé pour me demander une cigarette. Visiblement, il ne partageait pas ma gène. Il m'avait invité à m'asseoir, et nous nous étions mis à deviser, lui à poil, fourrageant sans pudeur dans tous les coins de son anatomie, moi les fesses précautionneusement posées sur un caillou, dans un short trop serré pour mon entre-jambe meurtri. Je lui avais parlé du Maroc. Il m'avait parlé du monde entier. Régulièrement, il interrompait notre conversation pour aller piquer une tête, puis revenait et nous lançait sur un nouveau sujet. Luigi a toujours été très bavard, et il a toujours eu un talent d'inquisiteur – déformation professionnelle ? – pour faire parler les autres. Il s'était étonné que je ne veuille pas me baigner et j'avais fini par lui avouer du bout des lèvres mes mésaventures marocaines. Il était parti d'un immense éclat de rire, avant de m'énumérer, carte à l'appui tracée de l'index dans les airs, la longue liste des maladies honteuses qu 'il avait lui-même contractées, de Djakarta à Tombouctou en passant par Clichy.
Lorsque le soleil avait fini par décliner derrière la montagne, nous avions levé le camp et avant que nous nous séparions il m'avait invité à dîner chez lui pour le soir même, en compagnie de sa femme. Je m'étais douché, habillé d'une longue tunique indienne et d'un pantalon de lin assez ample, puis j'étais descendu dans le village acheter une bouteille de Colioure et un bouquet de fleurs, et à l'heure dite je sonnai à leur porte. Adepte invétéré du nudisme, c'est une fois de plus à poil que Luigi m'avait accueilli. Il m'avait serré dans ses bras comme si nous étions deux frères se retrouvant après une trop longue séparation, et c'est par dessus son épaule que j'avais aperçu pour la première fois Lydia, sa femme, qui attendait qu'il en ait fini avec moi, un léger sourire mi-réprobateur, mi-indulgent sur les lèvres. Lydia a toujours été une femme d'une beauté à vous couper le souffle. Une beauté singulière, encore accentuée à l'époque par son crâne parfaitement rasé que le soleil avait magnifiquement patiné. De cette soirée passée ensemble – la première d'une longue amitié qui nous faisait nous retrouver chaque été à Banyuls jusqu'à ce que le temps oublieux ne nous sépare un peu –, je ne garde aujourd'hui que deux images, mais elles sont d'une troublante intensité : celle du chat Persan de Luigi assis sur ses genoux – je l'ai toujours connu vivant parmi les chats –, léchant consciencieusement la poitrine velue de son maître, et celle bien plus perturbante du crâne de Lydia, luisant au clair de lune.
Allez savoir pourquoi – choc émotionnel lié à ma double rencontre avec la gentille prostituée marocaine et avec la femme de Luigi ? –, dès le lendemain matin je décidai de me raser le crâne. Première expérience cuisante du dépouillement absolu, que je mettrai longtemps à avoir envie de renouveler ! Dans les jours qui suivirent, mon crâne vierge rougit sous l'impitoyable soleil catalan, puis il se mit à peler en lambeaux, me plongeant dans des tourments qui éclipsèrent pour un temps d'autres douleurs plus inavouables !
Voici près d'un an que Luigi et moi ne nous sommes pas parlé. C'est donc avec une certaine appréhension que j'ai décidé ce matin de l'appeler au téléphone pour qu'il m'aide à écrire mon papier. Luigi a toujours été direct, pour ne pas dire brutal. Les politesses d'usage n'ont jamais été son fort. Le sachant intarissable dès lors qu'on le lance sur un sujet d'ampleur, j'avais préparé à son intention une liste de questions précises que je me proposais de lui poser dès lors que nous en aurions fini avec les salamalecs convenus. Mais lorsque Lydia a décroché, j'ai tout de suite senti que quelque chose allait de travers. Luigi avait beaucoup vieilli ces derniers temps, m'a-t-elle dit entre deux sanglots, usé par des crises d'asthme à répétition dont personne n'était parvenu à déterminer clairement l'origine. Malgré les recommandations de son médecin, il avait refusé de se séparer par précaution de la jolie chatte sacrée de Birmanie dont il s'était entiché. Il y a deux jours, rentrant d'une soirée où elle s'était rendue seule, Lydia a retrouvé Luigi sans vie, sa chatte ronronnant sur le ventre de son maître. Décès par asphyxie, suite à une crise d'asthme plus violente que les autres. Je reste sans voix. Ironie tragique de l'histoire : alors même que je pérorais sur mes expériences de la pubescence en sirotant le vin que j'avais découvert grâce à lui, mon ami s'en était allé, étouffé par les poils d'une chatte ! Le penseur des cavernes n'est plus. Inutile que je vous fasse un dessin, jamais je ne me réconcilierai avec le poil !