Avril — Tu peux me remplacer cinq minutes, s’il te plaît ? Faut que j'aille au petit coin. — Tu viens pas juste de finir ta pause ? — Si, mais y a des choses qu’on peut pas toujours prévoir. — Ok, j'arrive, mais cinq minutes, hein.
Je raccroche et en attendant l'arrivée de ma chef, je continue mon boulot de caissière. Enfin, plus exactement, mon boulot de contrôle des caisses automatiques. Les quatre machines fonctionnent en permanence au rythme soutenu des dociles clients qui scannent inlassablement leurs codes barre. Parfois, ça fait « poung ». Avec ma carte magique, je fais « slik » ou « pouet » et la machine repart, sous l’œil indifférent des clients. Voilà, c'est tout. A ce poste, j'ai même plus besoin de dire « bonjour ». Une voix mécanique le fait pour moi. Je suis invisible. Pourtant, je les connais tous, les clients. Les nouvelles têtes ne passent pas inaperçues dans cette petite ville. L'homme à la trois, par exemple, s'appelle Kamel. Je peux vous dire ce qu'il va acheter à cinquante centilitres près. À la deux, la jeune Sophia se lance dans son grand numéro de prestidigitatrice. Elle regarde à droite, à gauche et aussi discrètement qu'un chien derrière un portail, fait disparaître des articles. Aujourd’hui, elle oublie de biper du jambon. Même pas du bon. Elle me regarde un peu craintive, fautive. Je fais celle qui n'a pas vu, comme toujours. Mais vole ma petite, vole. Cette enseigne m'a déjà volé dix ans de ma vie, dix ans à faire « slik » pour un salaire qui fait « pschiiip ». Ma chef, Jennifer, me lance un regard réprobateur au moment de prendre ma place. — Tu te dépêches, s'il te plaît. — Oui, oui. Les toilettes sont au centre du centre commercial. Le cœur de ce lieu de merde. Tout semble sortir directement d'ici, les chaussures chinoises à cent balles, les parfums endocriniens à soixante, le pâté dioxine à dix et les magazines people à 1. Mais le lieu sent le propre. Tout est blanc. Sauf un poil sur la cuvette. J'observe un moment cette rature sur l'étendue immaculée. Cette rature me raconte plein de choses sur le temps qui passe. Elle m'évoque l'époque où les murs parlaient avec des dessins de sexe, des rendez-vous glauques et des 06. Tout est blanc maintenant comme un livre qui n'a rien à dire. Je m'assois sur le poil et je me vide. En sortant, je marque un léger temps d’arrêt. Les trois clients qui poussent leurs caddies dans l’artère principale avancent tels des zombies. Leur démarche, leur teint blême, leurs yeux inexpressifs...C'est indéniable, la non-vie qui guide leurs pas. Je me demande si je suis pareille. Je lance un « bonjour » à la volée qui va mourir écrasé sous le poids d'une publicité radio. Personne ne m'entend, personne ne me voit. Et si je me mettais à poil, là, est-ce qu'on me remarquerait? Et puis, je fais un truc bizarre, le genre de truc nullement prémédité, imprévisible dix secondes avant. Je me surprends à faire ce geste, à saisir sur le tableau des petites annonces, entre le serrurier et les toilettes, la photo d'une Renault Mégane en vente. Je la retourne, et inscris en gros : Atelier Modèle VIVANT, tous les mardi à 18 h, cité des Chabanes, appartement 103.
Mai J'ai choisi la cuisine pour accueillir les dessinateurs. La cuisine est le lieu le plus vivant que l'on puisse trouver dans un appartement. Le frigo vibre, les néons crépitent, le lave vaisselle clignote... Seul, un gâteau yaourt dort tranquillement dans le four.
Je suis debout sur la table, pose courte de cinq minutes, jambe droite en avant, léger déséquilibre en appui sur le genoux, visage trois-quarts gauche. Le petit groupe fronce les yeux, gratte le papier, tire la langue. Maria surtout. Elle affiche les traits d'une extrême concentration. Elle aime ça, Maria, le dessin. D’ailleurs, elle a répondu tout de suite à mon annonce, suivi de Juliette, Marie-Hélène et Jacques une séance après.
— Plus que 2 minutes. — Nooooon, beugle Juliette en s'acharnant sur un papier nervuré de 160g.
Je les regarde dessiner comme ils m'observent. Je joue avec le temps, je décide, je contrôle, j'improvise parfois. Au début, j'avais du mal à interpréter leurs yeux. La première fois que j'ai affiché ma nudité, j'ai cru entendre leurs pensées, des moqueries sur la dissymétrie de mes seins, ma cellulite, mes fesses tombantes, mes tatouages, mes poches sous les yeux, mes cheveux blancs, les aspérités de mon nez, de mes mains...finalement tout ce que je vois de moi. Mais rien de tout cela ne figurait sur leurs papiers. D'ailleurs, je ne me reconnaissais pas. J'étais une autre. Alors j'ai joué comme une actrice le ferait, à la différence que je ne prêtais pas mon corps à un personnage, j'étais moi et mon corps jouait la comédie.
— 1 minute... — Mais non, non, j'arrive à rien, enrage Jacques.
Contrairement au salon, ma cuisine n'a pas de vis-à-vis. Personne d'autre ne peut nous voir communier dans ces douze mètres carrés. Ici, j'existe. On me voit pour ce que je ne suis pas, mais on me voit. Ma fenêtre domine les collines de vignes. Des hectares de rangs serrés qui encerclent la ville. Une vigne juteuse pour certains, une ronce aliénante pour la plupart.
— C'est fini.
Septembre Ils sont revenus. Ça me fait plaisir. Avec la période estivale, mes dessinateurs ont préféré les bikinis de la côte à mon corps nu. Comment les blâmer ? Mon corps lui n'a pas bougé, ou si peu. Il a attendu sagement. Ma peau de lait n'a pas coloré sous les néons du supermarché. Les leurs en revanche ont des teintes de glace caramel, de chichi et de bière ambrée.
— Et toi Marie Hélène, tu étais où ? — A Soulac.
Comme pour rattraper le temps perdu, je m'applique sur des poses longues, exigeantes, parfois proches de la rupture.
— Mais je suis rentrée plus tôt que prévu.
La feuille de Marie-Hélène au format A3 a bien du mal à se remplir. Elle dessine en tout petit comme une voix fluette et discrète. Elle retient son crayon et soudain elle stoppe net son poignet.
— Je suis rentrée seule...
Un blanc s'impose dans la cuisine et personne n'ose le déchirer. Je prends sur moi d’arrêter la pause et tous nos yeux se fixent sur Marie-Hélène.
— Sur le retour du marché avec mon mari, on aime bien se prendre un café sur la plage. Un jour, mon mari m'a annoncé qu'il avait vendu la bijouterie et qu'on allait partir s'installer à Bordeaux.. Il m'a dit ça avec le sourire. Comme ça. Entre deux gorgées. SURPRISE !!! qu'il a dit.
Elle reprend son dessin, recommence a hachurer l'esquisse de mon corps sans même remarquer que je ne pose plus. Elle couvre le coin de sa feuille de petits traits comme gravés dans du bois.
— Il aurait dû m'en parler avant... J'sais pas moi. Je suis pas un chien qui fait là où on lui dit. Et pis partir dans le sud... Y a quoi de mieux là-bas ? Je suis bien moi ici. Partir pour plus grand économiquement, je comprends. Cognac encore je dis pas. Mais Bordeaux...
Son regard ne quitte pas la feuille qu'elle lacère énergiquement. Puis sa main contourne les traits par des cercles, des gribouillis. Ma silhouette si structurée se perd maintenant dans un brouillard de colère. Un peu gênée de me voir ainsi, je reprends une position. Je choisis « assise en tailleur », regard dirigé vers le bas. Installée ainsi, je ne peux distinguer que les pieds de la petite troupe. Les chaussures de Marie-Hélène tremblotent légèrement. Elles me racontent l'amour qui s'évapore, l'estime refusée, la peur de disparaître. J'hésite à l'inviter à poser pour nous, qu'elle ressente comme moi la force que représente une intimité qui s'offre, la puissance des muses. Mais je garde tout cela au plus profond de moi comme un trésor à envier. Je ne trouve rien à dire à part cette phrase aux mots qui s’emmêlent :
— Tu sais dans les villes qui finissent en « ac », y a souvent des hic.
Novembre Mon corps gît dans une flaque rougeâtre, les membres désarticulés, les yeux mi-clos. Difficile de conserver cette pause encore deux minutes, mes muscles se crispent et j’ai une furieuse envie de cracher la sauce tomate froide de ma bouche. Cela fait deux séances que je me mets en scène avec des objets, une canne, un parapluie, un oiseau empaillé… Ces derniers temps, j’avais noté une baisse d’intensité dans les productions, une homogénéité, une volonté de montrer le réel, le proportionnel plutôt qu’une intention artistique. Je les comprends. En quelques mois, ils ont appris par cœur mon corps, ces aspérités, ces petits défauts, ces reflets de peau. Si j’avais continué à simplement offrir ma nudité, je les perdais. Ils auraient décliné une séance sur deux jusqu’à ne plus venir du tout. L’ennui est un tabou dans les ateliers. En proposant une situation, une histoire, j’orientais inévitablement les dessins mais je faisais renaître la frénésie des débuts avec les bruits des crayons qui grattent sous des respirations fortes. Aujourd'hui, je mime une scène de crime pour mes experts. Jacques bredouille des phrases incompréhensibles tout en couvrant ses feuilles de charbon noir dans des gestes amples.
— Elle est là, la vie.
Il se parle, les sourcils froncés, les traits tirés. De sa trousse, il sort un crayon pointu comme une seringue, noir comme les ténèbres. Avec, il se concentre sur le pourtour de mes yeux.
— Elle est là, la vie. Mais je vais la gommer.
Ma jambe gauche endolorie, mon coude écrasé sous mon poids, mon nez irrité par l’odeur du coulis, je tente de ne pas bouger encore quelques secondes.
— La vie, je la connais bien. Elle se cache parfois.
De par sa profession de médecin, Jacques se confronte régulièrement à la mort. Je l’imagine abordant les corps sans vie avec un œil clinique, analysant les causes et les conséquences. Là, il nous livre une vision esthétique glaçante.
— J’ai vu des viticulteurs broyés par leurs machines, des amas d’os et de sang. J’ai vu des ouvriers agricoles rongés par leurs engrais, crachant leurs poumons de vin rouge. Mais la plupart du temps, la vie s’éteint comme une bougie, doucement, si doucement qu’on la croit cachée sous une couverture froide. J’ai toujours été doué à cache-cache et là, tu es morte.
Il estompe ici ou là sa feuille avec son doigt puis me montre son dessin, une somptueuse représentation de mon corps inerte assassiné par son crayon, du noir poudreux flottant dans une mare de sanguine. Je quitte la pause et ressent de nouveau le sang circuler dans mes jambes et mon coude. Je découvre les visions de ma mort, passée par les filtres de mes amis, le spectre de leurs couleurs. Marie, Juliette, Marie-Hélène, Jacques… Tous ces dessins si différents. Dehors, les ceps de vignes, rabougris par le froid se collent à la colline. Ils affrontent les vents d'ouest chargés de grêle depuis des jours et des nuits, défigurant la terre dans d'immenses cicatrices de boue. Mais qui s'en soucie ? Le village, indifférent à la faible lumière des champs, préfère la grande surface. Je crois que je vais mimer un pendu.
Janvier — Ça sera notre dernière pose mes amis. Quinze minutes.
Chacun ressent la solennité de l'instant. La décision avait été prise collectivement, tranquillement, je dirais même intelligemment. Notre atelier va s’arrêter avant de vieillir, de pourrir, d'être gangrené par la lassitude des mardis soirs qui s’enchaînent comme la contrainte d'un cours de sport. Mes bras s'érigent vers le plafond, le visage illuminé par le néon. Je joue la Madone qui donne. Je savoure ces yeux qui me caressent, me décortiquent et m'analysent. Je prends ce temps. Demain je redeviendrai invisible. L'écho de mon égo aura seulement la voie mécanique des caisses automatiques. Une larme perle sur ma joue accompagnée de petits spasmes du visage que je peine à contrôler.
— Ne bouge pas, s'il te plaît.
Les petits bruits du groupe s'enveloppent de coton. Je décèle toutefois le son des instruments de Maria, le gobelet d'eau, le pinceau qui percute le goulot, la boîte d'aquarelle qui glisse sous l’enthousiasme des gestes. Je perçois aussi l’inaudible, la feuille qui se gorge d'eau, la peinture qui s'irise, une silhouette qui prend vie. Je joue la Madone, je pleure un monde idéalisé. J'offre pour quelques instants encore l'innocence d'un corps nu. Chaque personne peint avec son héritage, son histoire, celle d’un médecin, d’une bijoutière, d'une caissière... Mais la nudité ramène l'humain à l'essentiel. Débarrassé des fardeaux, des aberrations sociales et commerciales, mes peintres esquissent leurs confidences qu'ils puisent dans leur inconscient et transposent sur ma plastique. Je joue la Madone, mais ici pas de jugement divin, pas même celui des autres artistes. On peint la vie comme on la voit, belle, imparfaite et dure parfois. Quelques secondes encore. Profitez pour la peindre, cette vie, un jour on ira tous dans un cimetière avec vue sur terre.
— C'est fini.
Je revêts mon peignoir un peu trop grand pour moi. Maria m'offre son dessin, un format raisin où la joie éclabousse de silhouettes abstraites de taches de couleurs liquides. Mes larmes coulent encore un peu sous l'émotion de la dernière pose. Comme remerciement je bredouille :
— Tu as peint un bel été, celui de nos dix ans, où le soleil a asséché les rides du temps. Jacques saisit ma phrase au rebond. — Mais voilà un joli vers. C'est de la poésie ça madame. — Moi, faire de la poésie ? J'ai même pas eu mon bac... — Et alors ? Faire de la poésie, ce n'est rien d'autre que de peindre avec des mots. « Tu as peint un bel été, celui de nos dix ans où le soleil a asséché les rides du temps. »
Jacques me montre à son tour son dessin aux formes noires et inquiétantes que je titre immédiatement :
— Une sainte en pleine étreinte, embrassant Satan.
Tout le monde rigole et m'encourage à continuer. On ouvre les carnets, on ouvre les bouteilles et je récite des vers, souvent de façon involontaire. On rit ainsi une bonne partie de la nuit, bercés par la poésie. Le sol jonché de papiers raconte notre histoire, celle de cinq amis réunis par l'ennui et l'envie d'exister dans une ville trop petite. Maria se lève la première, attrape son blouson et lance :
— C'est trop con. On devrait en faire quelque chose de tout ça.
Les bonnes idées arrivent souvent en fin de soirée.
Mars Les matins de mars ont la promesse du printemps. Même s'il pleut, on sait que cela ne va pas durer. J'observe bien au chaud, entourée de ma petite troupe d'artistes, les bourrasques qui fouettent la porte vitrée. Il ne reste que dix minute avant l'ouverture du supermarché, mais je m’impatiente. Le hall central est recouvert des dessins réalisés pendant un an dans ma cuisine, encadrés ou suspendus, livrés en brut ou recadrés. La radio, elle, diffuse des poèmes, une sélection réalisée pendant deux longues semaines ouvrant ainsi mes soirées à un monde nouveau. Le directeur et ma chef observent, dubitatifs, notre exposition de modèle vivant. Les poèmes ne les intéressent pas plus qu'un cours d'initiation au latin en seconde, mais les dessins les perturbent.
— C'est tout de même osé, non ? Vous ne craignez pas que la clientèle... — Mais non, le stoppe Jacques. On vous parle d'Art, là. De culture. De la représentation du corps dans un lieu marchand. Nous vous proposons une Maryline d'Andy Warhol, Monsieur.
Le directeur avait accepté bon gré mal gré notre demande d'exposition. Jacques sait parler aux notables, flattant l'homme de savoir qui sommeille en eux. Et puis on ne refuse pas grand-chose au médecin du village, on ne sait jamais...
— Humm, fait ma chef dans le creux de l'oreille du directeur. Faut aimer se foutre à poil quand même. M'enfin quand on ne sait faire que ça...
Je reste impassible, trop heureuse d'être vivante, d'être un temps la muse du grand couloir. « Regardez mon dos, c'est celui d'un personnage de Monet s’élançant dans les prés. Et ma peau, ici, elle brille comme un Klimt. Et ma rage, là, c'est du Basquiat ». Les portes s'ouvrent enfin, laissant rentrer trois clients matinaux. Un couple scrute brièvement les murs.
— C'est quoi cette nouvelle publicité ? C'est pour des crayons de couleurs ? — J'sais pas trop, mais elle est à poil la meuf. Ça doit être pour du parfum...