Le barbier qui sévit(Du prologue à l’épilogue) Géraldine Dauphin
Au-dessus de la porte vitrée, une enseigne en bois, solidement accrochée à sa structure en fer forgé, se balance au vent, faisant grincer les chaînettes suspendues aux volutes rouillées. « Barbershop » s’affiche en lettres à l’ancienne dans le but certain d’afficher une sorte d’authenticité, gage du savoir-faire du propriétaire des lieux. Un client en costume chic et à l’apparence bourgeoise pousse la porte du salon qui, par un mécanisme rudimentaire, finit par faire tinter, dans un bruit strident, une clochette au-dessus de sa tête. Il est accueilli chaleureusement et immédiatement dirigé vers un fauteuil de cuir dont les formes sont faites indiscutablement pour épouser les séants des hommes de toutes morphologies. Le barbier enfile son tablier duquel sortent ciseaux, peignes et autres blaireaux pour en tirer un coupe-chou à la lame parfaitement aiguisée. Il s’installe derrière le client et se met à l’ouvrage.
Le barbier(très embêté et relevant son coupe-chou) : Ah ! Le client(grimaçant) : J’ai cru sentir quelque chose dans mon cou. Le barbier(essuyant son rasoir rougi dans un linge immaculé attaché à sa ceinture) : Je suis vraiment désolé. Le client(sentant que quelque chose d’inattendu venait de se produire) : Désolé, mais de quoi ? Le barbier (ennuyé) : La lame de mon rasoir vient de vous couper. Le client : C’est bien ce qu’il m’a semblé. Rien de grave ? Le barbier (tapotant le sang qui ne cesse de donner à sa serviette une teinte clairement pourprée) : Eh bien si, justement. Le client(stoïque, se questionnant) : Comment ça ? Le barbier (déconfit) : C’est votre carotide… Le client(curieux) : Dites-moi… Le barbier (malhabile et embarrassé) : Eh bien… Voilà !... Elle est tout bonnement sectionnée. Le client(calme et perplexe au fond de son siège) : Ah ! Cela m’a l’air bien fâcheux. Vais-je mourir sur votre siège en cuir au dossier si confortable ? Le barbier (avec assurance et joignant les gestes à la parole) : C’est cela même ! Mettez-vous à l’aise. Souhaitez-vous que j’incline le fauteuil ? Comme ceci ? Le client(approuvant l’attention dont il fait preuve à son égard tout en lui faisant part de ses inquiétudes) : C’est parfait. Mais tout de même, je dois vous dire que cela me chagrine, je n’avais pas prévu de rendre l’âme aujourd’hui. Le barbier (joignant les mains devant lui, comme s’il s’agissait d’une prière) : Je vous présente toutes mes excuses. Le client (exprimant l’envie d’avoir quelques explications) : Avec votre expérience et votre doigté, dites-moi comment cela a-t-il pu se produire ? Ne vous en déplaise, je trouve cela un peu cavalier tout de même. Le barbier : Un poil récalcitrant, j’ai appuyé plus que de raison et clac ! Le client (répétant comme pour confirmer) : Clac… !? Le barbier : Oui… Clac ! Le client (rattrapé par le principe de réalité) : Il faudrait prévenir ma femme que ma fin est proche. Je ne souhaite pas qu’elle s’inquiète de mon absence prolongée, car cela va prendre un certain temps, j’imagine ? Le barbier (presque jovial et réconfortant) : Rassurez-vous, cela peut être rapide… et indolore. Le client(approuvant ses paroles) : En effet, je dois dire que je ne sens qu’un léger picotement sur ma peau, rien de bien méchant qui ne me laisse penser à la fin inéluctable qui sera la mienne dans quelques instants. Le barbier (d’une voix doucereuse, se rapprochant de l’oreille de son client) : Pour votre femme... Le client(dans l’attente) : Oui, dites-moi... Le barbier (avec un ton mielleux) :Je peux la prévenir moi-même. Le client(tâtant sa redingote) : Pour cela, il faut que je vous donne notre adresse. Vous l’y trouverez dans mon porte-feuille, juste à côté d’une photo de Marguerite. C’est son nom, Marguerite. Cela vous permettra de la reconnaître lorsque vous lui ferez part de la nouvelle de mon issue fatale. Le barbier (adressant ses mots avec gêne) :C’est-à-dire que votre adresse... je l’ai déjà. Le client(avec surprise et admiration) : Ah oui ? Une personnalité, ma femme, vous savez, et très élégante de surcroît ? Le barbier (levant de grands yeux rêveurs au ciel) : Je sais cela. Le client(surpris) : Vous savez ? L’avez-vous déjà rencontrée ? Le barbier : Parfaitement et je la connais très bien même. Le client(piqué de curiosité) : Vous m’intriguez... Le barbier (prenant une inspiration profonde comme pour aller puiser le courage nécessaire à une déclaration peu avouable) : Bon, au regard des circonstances, je peux bien vous le confesser. Je connais votre femme, comment dire… très intimement. Le client(décontenancé et réfléchissant à tout ce que cela pouvait bien vouloir dire) : Intimement, intimement ? Ah, j’y suis ! (stupéfait et incrédule devant ce petit personnage sans envergure) Vous voulez dire que… vous êtes son amant ???? Le barbier (sans retenue) :C’est cela même ! Le client(faisant la moue, arborant un air réprobateur) : Je dois dire que je suis un peu déçu. (regardant avec un œil suspicieux le reflet du barbier dans la glace piquetée) Dans ce cas, une question s’impose à moi : avez-vous sectionné ma carotide intentionnellement ? Car comme vous vous en doutez, j’y suis très attaché. En palpitant chaque matin, elle me prouve que je suis vivant et c’est là une chose à laquelle je tenais passablement. Mais là… je commence à m’interroger sur vos intentions… et celles de ma femme par conséquent. Le barbier (se tordant les mains un peu honteux) : En toute honnêteté, je peux bien vous l’avouer, nous y avions pensé à plusieurs reprises mais là, vraiment, je vous l’assure, il s’agit d’un accident. Le client(perplexe) : Un accident qui tombe bien ! Le barbier : En effet, cela va faire la fortune de votre femme. Mais laissons cela de côté. Comment vous sentez-vous ? Le client (essayant de se redresser tant bien que mal sur les accoudoirs du siège) : Un peu faible, je dois bien le reconnaître. Mon esprit est surtout rempli de doutes, que va-t-il advenir ? Le barbier (très coopérant) :Une fois les choses faites, pardonnez-moi l’expression... Le client(grand seigneur) : Je vous en pris, continuez… Le barbier (exalté, s’y voyant déjà et poursuivant ses explications avec ivresse) : Nous partirons loin d’ici et ouvrirons un Barbershop flambant neuf où nous proposerons des prestations de luxe à nos clients. Le client(cherchant une pendule des yeux) : Une dernière question : combien de temps me reste-t-il ? Le barbier : Très peu, je le crains. Le client : Je vous demanderai une dernière faveur dans ce cas. Le barbier (avec obligeance) : Bien entendu. Que puis-je faire pour vous ? Le client(avec calme et une délectation peu dissimulée) : Pourriez -vous annoncer à ma chère femme, que nous sommes ruinés. En effet, un mauvais placement et… Clac ! Le barbier (choqué) :Clac ! Le client(jubilant ) : En effet, j’ai misé toutes nos économies dans une concession de mine d’or en Afrique et comme vous l’avez sans doute lu dans les journaux, le cours de l’or s’est effondré. Je n’ai même plus de quoi rembourser mes dettes. Je suis bel et bien ruiné … et ma femme avec. Le barbier (se sentant défaillir) : Ah ! Mon beau Barbershop ! Le client (dans un dernier souffle) : Je crains que vous soyez dans l’obligation de lui dire adieu !
À ces mots, le barbier s’écroule, son cœur de coupeur de poils n’ayant pas résisté à l’annonce de la nouvelle.
Le lendemain, dans le journal local, on apprit que le cours de l’or remontait, que des investisseurs étrangers avaient permis la relance des exploitations minières. À la rubrique nécrologique, un article fit part de l’étrange décès d’un homme et de son barbier. Le ton était circonspect et mystérieux, peu d’éléments pour étayer la cause de leur mort. La femme du premier avait été retrouvée terrassée dans leur maison, la gazette de la veille à la main. « Un drame dont on aurait sans doute aucune explication », avait conclu le journaliste.
Quelque temps plus tard, une enseigne en bois se balançait sur sa structure très moderne. Désormais, en lettres majuscules, on pouvait lire « Toilettage pour chiens de tout poil ! ».