EXIL SOUS LEXOMIL
Jean-Louis Dubois-Chabert
Faute de place dans le bus qui nous servait habituellement de salle de réunion, cette année l’assemblée générale de l’Amicale Voyageuse des Exilés Célèbres aurait exceptionnellement lieu sur un bateau. En tant que secrétaire de l’association, moi, Pablo Neruda, j’en avais informé chacun des membres sous la forme d’un de ces petits poèmes qui me valaient autant de sympathie des uns que de railleries des autres :
Oiseau d’exil Ulysse piaffe, il est temps. Appareillons ! L’horizon nous hèle et l’automne marin Où déjà le gel s’avance Appelle notre unisson. Assemblée en partance le 1er décembre sans destination connue. Nous embarquerons du port de Valparaíso, ma ville chérie, au crépuscule. Vous savez en effet qu’à l’ordre du jour, je préfère le désordre de la nuit. Toutefois, sachez qu’il nous faudra renouveler l’air du bureau et faire face à un raz de marée inattendu de nouveaux prétendants. Poétiques amitiés, Pablo Neruda, Secrétaire de l’AVEC Le jour de l’assemblée générale arriva. Pendant qu’Ulysse opérait de savants calculs destinés à fixer notre cap de départ tout en maudissant les dieux de ne pas avoir inventé le sextant du temps de son héroïque Odyssée, j’avais hérité, en ma qualité de secrétaire, d’une tâche beaucoup plus prosaïque : faire l’appel des nombreux participants rassemblés sur l’embarcadère. Il faut dire que quelques semaines avant l’assemblée générale, l’Amicale avait reçu une massive demande d’adhésions émanant d’exilés d’un genre nouveau : les exilés fiscaux français. Un jour, j’avais écrit : « Si nous parcourons tous les escaliers de Valparaíso, nous aurons fait le tour du monde. » Aujourd’hui, le gotha du grand monde en descendait les marches jusqu’au port dans le but d’intégrer notre petite association. N’étant soumise à aucun impératif moral — sans quoi ces redoutables fils de pute nazis Klaus Barbie, Alois Brunner, Adolf Eichmann et autres Erich Priebke n’auraient pu y prétendre — l’adhésion à l’Amicale Voyageuse des Exilés Célèbres relevait de deux seuls critères combinés : 1. Vivre ou avoir vécu en exil volontaire ou forcé ; 2. Jouir d’une notoriété publique historique ou contemporaine. La demande des exilés fiscaux était donc légitime. Face à leur grouillante meute dont je n’osais imaginer le prix cumulé des fringues, des pompes et des Rolex, je me lançai dans le fastidieux exercice de l’appel en regroupant les truands du fisc par grands secteurs d’activités : le groupe des sportifs, essentiellement constitué de tennismen nourrissant une passion notoire pour la Suisse ; les artistes, dispatchés dans divers pays riches du monde ; les gros patrons, dont la plupart étaient tombés sous le charme de la Belgique. J’appelai d’abord les sportifs par ordre alphabétique : Jean Alési, Marion Bartoli, Julien Benneteau, Arnaud Boetsch, Éric Cantona, Arnaud Clément, Nicolas Escudé, Guy Forget, Richard Gasquet, Jean-Philippe Gatien, Jean-Claude Killy, Henri Leconte, Sébastien Loeb, Paul-Henri Mathieu, Amélie Mauresmo, Gaël Monfils, Christophe Moreau, Stéphane Peterhansel, Cédric Pioline, Alain Prost, Vincent Rives, Fabrice Santoro, Florent Serra, Gilles Simon, Jo-Wilfried Tsonga. Tous présents. Pas un ne manquait à l’appel. Je passai ensuite aux artistes : Daniel Auteuil, Charles Aznavour, Emmanuelle Béart, Booba, Laetitia Casta, Alain Delon, Gérard Depardieu, David Habibi, Johnny Hallyday, David Hallyday, Michel Houellebecq, Christian Jacq, Patricia Kaas, Florent Pagny, Michel Polnareff, Marie Laforêt, Marc Lévy, Yannick Noah et Renaud. Tous là aussi. Même ce vieux mégot de Johnny qui, d’avoir trop fumé, ne saurait tarder à s’éteindre. Je terminai par les patrons : les familles Bich (du Groupe Bic), Mulliez (Auchan, Décathlon, Mondial Moquette, Norauto, Kiabi), Ducros (des herbes de Provence), Louis-Dreyfus (l’Olympique de Marseille), Peugeot (du Groupe PSA) et Taittinger (des Champagne du même nom). Bernard Arnault, Jacques Badin (Carrefour), Michèle Bleustein-Blanchet (Publicis), Corinne Bouygues, Bernard Darty, Jean-Louis David, Patrick Drahi (Numéricâble, SFR, Libé, L’Express), Paul Dubrule (du Groupe Accor et ancien sénateur-maire de Fontainebleau), Alain Ducasse, le cuistot, Éric Guerlain (de Christian Dior), Daniel Hechter, Philippe Hersant, l’ex-président d’Elf, Philippe Jaffré ; l’ex-PDG de Vinci, Antoine Zacharias, et enfin Roger Zannier (Kookaï, Z, Kenzo, Oxbow, Chipie et Absorba), Benjamin de Rotschild et Michel Lacoste, celui des polos à croco. Pour leur manque de notoriété auprès du grand public, je fus en revanche contraint d’éconduire les demandes des patrons ou ex-PDG de Bata, Franprix et Leader Price, Air Liberté, AB Groupe, Cristalline et Vichy Célestins, 33 export et Saint-Yorre, de Damart et Somfy, Justin Bridou, Cochonou, Carrefour, Chanel, Hermès, Buffalo Grill, Pierre et Vacances et bien d'autres. Furax, les recalés n’en restèrent pas moins à quai ; sans respect des statuts, point de salut. Certains d’entre eux tentèrent bien de graisser la patte des membres du bureau mais pas plus le président, Charlie Chaplin, que notre trésorier, le Dalaï Lama ou moi-même ne cédèrent à leur obscène tentative de corruption. |
TROTSKI TUE LE SKI
Tout faillit dégénérer lorsque Léon Trotski, plus rouge qu’un bolchevik au court-bouillon, penché au-dessus du bastingage au risque de passer à l’eau, leur promit le goulag s’ils ne déguerpissaient pas sur-le-champ. À l’énoncé du mot « goulag » — pour lequel il nourrissait une légitime aversion —, Alexandre Soljenitsyne sortit de sa cabine et de ses gonds. Il sauta à la gorge de son révolutionnaire compatriote. En retrait, Daniel Auteuil observait la scène en compagnie de Gérard Depardieu. Il crut malin de lancer à Jean-Claude Killy : « Attention Jean-Claude, Trotski tue le ski ! », ce qui eut le don de passablement agacer le bouillonnant Léon, bien décidé à redresser le portrait d’Ugolin. Rudolf Noureev, qui passait par là, prit une danse. Alexandre Pouchkine et Fiodor Dostoïevski exigèrent des excuses à Auteuil au nom du respect de l’âme russe et de la nature humaine. Drapé de dignité outrée, Émile Zola vociféra quant à lui depuis le pont supérieur : — J’accuse les riches patrons d’être responsables de tout ce désordre. Il n’en fallut pas davantage à Michel Houellebecq pour s’en mêler : — Zola, vous n’êtes que démagogie et pleutrerie, asséna l’auteur de Exil sous Lexomil, son dernier ouvrage dans lequel il racontait les dix dernières molles années de son existence passées à échapper à une fatwa lancée en représailles à ses attaques en règle contre les musulmans. Vous donnez des leçons à tout le monde mais nul n’ignore votre vraie nature : vous avez préféré fuir votre fameuse patrie et la classe ouvrière que vous dites défendre, plutôt que d’affronter vos juges ! Vexé de se retrouver dans la position de l’accusateur accusé, Zola chercha à se justifier d’un exil peu héroïque : — Ah ! vous, Houellebecq, fermez votre clapet à merde. Je vous accuse d’ignorance. Sachez que je ne suis pas le seul écrivain à avoir quitté la France la pétoche au ventre. L’Histoire m’en est témoin, n’est-ce pas Victor Hugo ? Le sang d’Hugo ne fit qu’un tour et le grand Victor joignit le geste à la menace : — Et mon poing dans ta gueule, tu le veux, Zola ? Zola, qui accusait tout, tout le monde, tout le temps, accusa le coup. Mais, se relevant bientôt, il clama de plus belle : — J’accuse Monsieur Houellebecq de n’avoir pas rejoint l’Irlande puis l’Espagne pour se protéger des islamistes illuminés comme il le prétend mais bien pour de viles raisons fiscales. Désertant soudain son tapis de prière, Mahomet surgit tout fumasse : — Nardinamouk, Houellebecq, va chier à La Mecque, j’y suis pour walou dans tes problèmes ! — Et dans les miens non plus ? gueula Taslima Nasreen. Tes fanatiques me pourchassent depuis plus de dix ans. Tout ça parce que j’ai incité les femmes à brûler leurs burqas. — Nikoumouk, la moukère ! J’ai jamais parlé de dress code, moi ! Le coran, c’est pas les Trois-Suisses, merde ! — Eh ben parles-en à tes adeptes, ils arrêteront peut-être de nous taper sur le loukoum, à Salman Rushdie et à moi. Aznavour, Prost et Hallyday le prirent mal. — Euh… dis-donc, Mahomet, quand tu dis « les trois Suisses », c’est à nous que tu t’exprimes ? demanda Johnny. |
Trois membres briguaient le poste de trésorier. On évacua sans trop d’anicroches la candidature de Benazir Bhutto, jadis accusée de corruption, et celle d’Imelda Marcos, l’ex-dispendieuse et excentrique première dame des Philippines. Patrick Balkany nous donna plus de fil à retordre. Surtout à Zola, inébranlable procureur, bien décidé à démasquer le sulfureux faisan des Hauts-de-Seine. C’est bien simple, Balkany avait réponse à tout. Zola l’accusa d’abord d’usurpation du titre d’exilé. Mais le bonimenteur de Levallois-Perret démontra qu’il vécut bien en exil, sur l’île de Saint-Martin, au mitan des années quatre-vingt-dix. Réfugié dans les Caraïbes pour atténuer le bruit des casseroles qui lui traînaient au cul, il s’y était mis au vert plus de cinq ans. Zola évoqua ensuite l’incompatibilité d’un poste de trésorier avec une condamnation pénale pour prise illégale d’intérêt doublée de deux ans d’inéligibilité. — Prescription ! objecta Balkany. Il y a prescription. Et il avait raison. Zola tenta enfin de le coincer sur ses plus récentes affaires de fraudes fiscales, corruption passive, favoritisme. Débonnaire, le margoulin de Levallois usa de sa rhétorique retorse habituelle pour contrer l’argument en rigolant : — J’ai peut-être détourné cinq ou dix millions d’euros, allez… peut-être quinze ou vingt, mais ce n’est rien comparé aux cinq cents millions détournés par Charles Pasqua ! Et que dire des cinquante milliards de dollars chouravés par Bernard Madoff ? — Sophisme ! s’écria Aristote. Ce à quoi Balkany répondit qu’une figure de style n’était pas de taille à l’empêcher de se présenter. — Le sophisme n’est pas une figure de style mais une argumentation fallacieuse, abruti ! lâcha Aristote. — Allons, allons ! pria Dalaï, ça ne va pas recommencer. Sortons de cet engrenage malsain. — Engrenage… mécanique antique, se marra Einstein. Sur ce, Houellebecq demanda à quelle heure on arrivait parce qu’il commençait à avoir le mal de mer. — Mal de mer : mal de mère, analysa doctement Freud. Houellebecq rétorqua que Sigmund serait bien inspiré de lui lâcher la grappe avec sa psychologie de comptoir, puis pria de Gaulle qui passait au pas de l’oie de le dépanner d’un bédo : — Eh, Charlie, tu fais tourner ? Combien il te reste de mégots, sur tes dix-huit joints ? — Booba m’en a fumé plein, la chienlit d’sa mère. Attends je re-compte : un, deux, trois, quatre, cinq… il me reste six clopes. — Ah non ! Pas de Cyclope, beugla Ulysse, je m’en suis déjà fadé un. Je vous préviens, le premier qui me parle encore de Cyclope, ça va chier dans la moussaka ! — Calmos, boloss, y a pas d’os ! répondit le grand Charles. On parle chichon, pas baston. — Ah ok ! N’empêche, pas question de me retaper une Odyssée, je vous le dis du tac-au-tac. — D’Ithaque au tac ! Génial lapsus ! glapit Freud. Lapsus révélateur ! Ton île te manque, n’est-ce-pas ? — Possible, reconnut Ulysse. — La possibilité d’une île… Ça me ferait un bon titre, ça ! ricana mollement Houellebecq, nauséeux mais super bien détendu après les deux grosses taffes qu’il venait de tirer sur le bédo de Charlie. Tiens ! ça s’arrose : je vais me faire un Xanax Fitou. Complètement foncedés, Charles de Gaulle et Michel Houellebecq exigèrent qu’on les déposât à Colombey pour un dépôt de gerbe. Leur emboîtant le pas, Ovide qui, comme eux, était plein, émit le vœu d’un week-end à Rome. Stefan Zweig voulut qu’on revienne à Vienne. Benazir eut préféré repasser un instant au Pakistan. Seul maître à bord après Zeus, Ulysse les envoya tous paître : — Mais vous commencez à me courir sur le tzatziki, tous autant que vous êtes ! Je m’appelle Ulysse, pas Uber. Je rentre chez moi. Point final ! Ne vous en déplaise, destination Péloponnèse. Bref, pas plus que quiconque ne parvint à empêcher l’élection de Balkany, rien ni personne ne put faire entendre raison au héros de l’Iliade. Et c’est ainsi que l’AVEC, pour la première fois de son histoire, se fit voir chez les Grecs. |