LA NUIT
Sous le ciel, les gratte-ciel n’ont plus rien à gratter que le charbon toxique des nuages de poussière délétère. La ténèbre a tout envahi, tout englouti, les oiseaux et le bleu.
Une lumière au dernier étage de l’immeuble des immeubles. Tour de Babel, orgueilleuse reine des reines. Dedans : rouge, la moquette aux pas feutrés. Rouge, le stuc des colonnes en toc éclairées à la lueur sanglante de l’incendie qui avale, avide, la ville en bas, ses faubourgs et tout ce qui se nomme. Rouge, la lumière vacillante, mais pour combien de temps encore, vacillante ? Bientôt elle ne sera plus. Le feu n’est que sursis et l’ombre, sûre de vaincre, a appris la patience. Rouge encore, qui flotte au milieu des colonnes, la laisse immatérielle télécommandée par l’Homme-Qu’on-Ne-Voit-Jamais penché sur le miroir d’un bureau laqué immaculé démesuré. Les mains de l’Homme-Qu’on-Ne-Voit-Jamais pianotent sur un clavier de contrôle sans qu’aucun autre mouvement ni crispation musculaire n’agite son corps. Lentement, l’Homme-Qu’on-Ne-Voit-Jamais redresse la tête, se renverse en arrière et son épais fauteuil en cuir bascule à son ordre, dans un silence luxueux. La lame de son regard perfore l’air et ses atomes. Dans la main de l’Homme-Qu’on-Ne-Voit-Jamais, le pouvoir d’écraser six milliards de ses semblables. Pression légère de ses doigts sur les touches du clavier. Temps réel. La laisse immatérielle obéit, frémit dans l’air, s’agite, tourne sur elle-même en une danse mécanique, robotique, impatiente. Puis, au signal, elle bondit. À sa suite, une, cent, mille, mille millions de laisses de son engeance fondent sur la ville en contre-bas. Des humains en troupeaux, employés de bureau, open-spaces, murs gris, costumes, cravates, tailleurs, chemisiers, les Hommes-Qu’on-Voit-Partout, soldats, garde-à-vous, un trou à la place du cœur, on y voit à travers, une puce pour tout cerveau, échange standard. L’ultrason qu’émet la laisse vrille leurs tympans, les immobilise. Leurs mains sur les oreilles ? Inutiles remparts. Faciès douloureux grimaçants, proies consentantes de leurs propres carcans qui, un à un, s’enfilent comme des casques, glissent sur les masques de leurs visages de rictus et resserrent leur étreinte à la base de leur cou. Les Hommes-Qu’on-Voit-Partout sont saisis de migraine, écrasés sous le joug, ils courbent l’échine et se tiennent les tempes, la tête broyée entre les casiers des armoires métalliques de leurs bureaux bourreaux, teint livide, œil mi-clos. Les Hommes-Qu’on-Voit-Partout portent sur leur dos accablé le poids de leur drame : des maisons, des subprimes, des crédits revolving, enrichissent par leur ruine l’Homme-Qu’on-Ne-Voit-Jamais et Cassiopée s’en branle autant qu’elle s’en branlait avant eux et avant lui et leurs deux cent mille années d’inutilité. Les Hommes-Qu’on-Voit-Partout courent décapités du bureau à la machine à café, un gobelet dans une main, un i-Pad dans l’autre et un smartphone dans le cul sur position vibreur des fois qu’on les appelle, toujours rester joignable, pourvu qu’on ne les confonde, volant quelques secondes à la productivité. Des fois qu’il reste encore dans leurs neurones asservis, dans leurs corps conditionnés quelque temps de cerveau disponible pour obéir aux ordres des sbires de l’Homme-Qu’on-Ne-Voit-Jamais. Et ils courent ainsi de la chaise à la trique. Et le dessus de leur crâne finit par exploser . Et le dedans de leur crâne finit par imploser. Et le contenu de leur crâne partout se déverse sur les murs, se répand sur le sol et les bureaux des voisins, ceux qui tiennent encore mais ce n’est qu’un sursis, sur leurs gueules sidérées et sur leurs mocassins, tandis que le blast du black-out projette leur corps inerte dans le temps aboli du chaos mental et soulève un tourbillon de A4, de carnets et d’écrans avant de laisser à la gravité le soin de les faire retomber en un mikado grotesque, désertés par la vie, désertés par les sens, par les sensations, l’envie. Les Hommes-Qu'on-Voit-Partout comptent autour d’eux leurs clones morts éparpillés et détournent le regard avant de s’en retourner joyeux à l’abattoir, bénissant leurs laisses de les avoir épargnés. Les Hommes-Qu’on-Voit-Partout rentrent chez eux inébranlés, se servent un soda XXL pour finir de pourrir leurs vaines canines, à quoi serviraient-elles ? Qu’à mordre la poussière ? Les Hommes-Qu’on-Voit-Partout avachissent leurs corps programmés dans le sofa mou de leur salon. Ils pressent sur « on » et sur le mur d’en-face mangé par le plasma géant de leur home-cinema surgissent… un homme-pute… une femme-pute. Projecteurs, sourires menteurs, mort cérébrale, info en continu. Restez avec nous, après la pub il y aura des meurtres, des naufrages, du cul. Indiscrétions, érections, sécrétions, élections... Un Valium, un Ecsta, vous verrez, ça ira. Les Hommes-Qu'on-Voit-Partout s’inoculent en conscience leur poison quotidien pour gagner en échange au prochain Télé-achat le nouveau masque de servitude à la mode qui leur fera voir le vide en rose et se le boulonnent au visage. Puis, se ressemblant tous, se ruent endimanchés dans la moiteur fétide des back-rooms interlopes pour se faire des frissons à l’ultime poker menteur : une MST ou l’âme-sœur ? Les Hommes-Qu'on-Voit-Partout cèdent aux avances des vendeurs de strychnine dont ils espèrent les sept ciels, puis s’en vont transpirer ce qui leur reste de sueur acide sur les pistes assourdies de dance rancie dans l’espoir frelaté que de la vidange de l’un faisant le plein de l’autre naîtra autre chose que le produit d’eux-mêmes voué au néant. Les Hommes-Qu’on-Voit-partout gesticulent, s’enculent et copulent et le fruit de leur gymnastique frénétique referme ses chakras à la seconde où il voit le jour, à l’instant même où l’air qu’il inspire gonfle ses poumons. Lui qui n’y est pour rien, lui qui est le Grand-Tout, lui, l’amour inné, omniscient et grandiose à qui on trouvera vite une place dans la docile cohorte immobile et inerte des futurs vaincus et des espérances mortes. Onze vaccins plus tard, entre un Noël croulant sous les monticules de plastoc de ses cadeaux en toc sans lesquels, c’est sûr, il se sentira mal aimé, et les plaquettes de médocs pour tenir la cadence du futur champion de la rentabilité, les Hommes-Qu’on-Voit-Partout lui offrent son carcan, une laisse à sa taille et sous-traitent à l’école son éducastration pour finir de saper le dernier de ses élans, éteindre l’ultime once de son imagination. Ainsi mué à rebours du papillon qu’il était en chenille processionnaire, on le conduit à la schlague en rangs bien ordonnés, lui et ses congénères, comme des lemmings suicidaires, jusqu’au bord de la falaise d’où il saute en chantant. Les Hommes-Qu’on-Voit-Partout administrent à ceux de leurs rejetons qui en réchappent ce qu’il faut de cachets, ce qu’il faut de gélules pour que passe la pilule de la trahison et les envoient au front, tout armés de kalach et de patriotisme en bandoulière, sachant pourtant qu’ils connaîtront le destin des vaches et celui des cochons : chair à saucisse, chair à canon, de la bidoche à flinguer pour engraisser l’Homme-Qu’on-Ne-Voit-Jamais et ses kapos complices, ses abjectes milices affamées de pognon dont un mensonge a dit qu’il n’avait pas d’odeur, or, il empeste celle du sang des enfants morts pour rien. |
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Les Hommes-Qu’on-Voit-Partout pleurent leurs chiards abattus
par les chars d’autres chiards en vertu d’une frontière, en vertu d’un dieu, en vertu de que dalle, abattus au seul nom de la balance commerciale. |
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À la tombola du cœur qui adoucira leur deuil en pillant les portefeuilles de ceux qui ont survécu, ils remercient la télé et le gouvernement, ne sachant plus qui est qui, c’est tout comme : l’animateur de l’une est le ministre de l’autre.
L’Homme-Qu’on-Ne-Voit-Jamais et ses marchands d’armes font mine de compatir. Au pied des cercueils, avec la larme à l’œil ils s’inclinent obséquieusement. Puis le jour d’après, au premier micro tendu, dents blanches et bien peignés, ils roulent des mécaniques et promettent la vengeance en riant intérieurement car de la victoire ou de la défaite, ils se foutent éperdument. Qu’importe son issue, chaque nouvelle guerre est un nouveau jackpot pour Dassault, pour Lafarge, Goldman Sachs, HSBC, Total, Areva, Gazprom, Pfizer, Sanofi, Roche, Novartis, père et fils… bénéfices… tous complices. Les Hommes-Qu’on-Voit-Partout se sentent rassurés et zappent sur la « 2 », sur la « 3 », sur la « 1000 » où ils voient leurs semblables manipulés par des fils appuyer sur les buzzers de mille jeux télé. Et ils changent de chaîne et voient d’autres zombies qu’eux sous les masques figés, anonymes, satisfaits qu’on vient de leur greffer,des lambdas, des experts, des éditorialistes se pourléchant l’ego, s’empoignant par le nœud ou bien le contraire. Les Hommes-Qu’on-Voit-Partout se prosternent comme un seul devant le prochain fusible de la télé-poubelle : la dernière égérie des sous-merdes R&B boudinée en body qui shake son booty, des footballeurs rasés jusqu’au bulbe rachidien, des princesses oisives et des bellâtres stéroïdés, lobotomisés, pour qui la vie ne vaut que par la notoriété. Les Hommes-Qu’on-Voit-Partout bavent au pied des podiums où des sacs d’os en laisse défilent exsangues, carcasses dépecées de vaches maigres électrocutées, pendues à des crocs de boucher. |
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Rentrer dans un 36.
C’est reparti comme en 40. Prêt-à-déporter. Auschwitz, collection printemps-été. |
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Les Hommes-Qu’on-Voit-Partout zigouillent père et mère et se piétinent la gueule pour une place de mieux dans la file d’attente où ils campent depuis la veille, histoire d’avoir avant les autres le tout dernier smartphone qui les possèdera plus qu’ils ne le possèderont, les arrachant au monde, à la terre, aux fleurs.
Ils se greffent un selfie à la place du cœur et raccordent leur cerveau au tout-à-l’ego. Pour du vent, pour un like, ils se prennent en photo sous la pluie, en soirée, au bureau, sous la douche ou avec le pare-choc arrière du Duster dans la bouche, au concert ou au lit, pendant qu’ils mangent, pendant qu’ils baisent, pendant qu’ils chient et l’Homme-Qu’on-Ne-Voit-Jamais esquisse un sourire. De sa télécommande, il ordonne à la laisse de resserrer l’étreinte sur les cerveaux flétris de ces meutes asservies. Les Hommes-Qu’on-Voit-Partout s’étripent pour des drapeaux, ils érigent des statues à leurs nouveaux héros : footballeurs vendus à la foire aux bestiaux et qui ne saute pas n’est pas n’est pas Français, ouais ! Ils désertent les théâtres et remplissent les stades, se tatouent sur la bite le sigle de leur club et les soirs de victoire rentrent dans leur pavillon tout klaxon dehors pour beugler comme des cons sur leurs morveux parce qu’ils ne sont pas couchés, parce qu’ils ne sont pas douchés, parce qu’ils jouent à la guerre sur l’écran géant en répondant au portable, la gueule défoncée par ce manque de sommeil dont raffolent les marchands de médicaments. L’Homme-Qu’on-Ne-Voit-Jamais, lui, se ressert un Dom Pérignon 82 et ordonne en un clic à cette même pharma-mafia de doper les pourceaux, les veaux, les agneaux. Qu’ils boostent leur croissance à grands coups d’antibios ! Rien à foutre qu’on les parque, les entasse, les empile ; rien à foutre qu’ils aient si peu d’espace que partout où il renifle, le groin des uns bute sur le cul des autres, rien à foutre les néons qui assassinent leurs nuits et leur font croire qu’à toute heure il est l’heure de grailler. Rien à foutre ni de leurs grilles ni de leur sort, ni soupirs ni remords chez l’Homme-Qu’on-Ne-Voit-Jamais, pourvu que les Hommes-Qu’on-Voit-Partout s’empiffrent d’animaux morts obèses, de fraises au goût de chlore, et s’en empiffrent encore et encore jusqu’au malaise. Il trouvera toujours un remède à fourguer à ces tox sans cervelle, des salles de sports, du bio industriel, des tisanes détox. L’Homme-Qu’on-Ne-Voit-Jamais laisse tomber trois miettes de son immense gâteau sur ses traders-laquais avides et en rut, bave aux canines, sexe à la main. Il les regarde attendri reprendre sitôt nourris leur funèbre carnaval aux macabres secousses, agités par le speed et le vide dans leur bide. Il ordonne d’augmenter encore la cadence vénéneuse : des portables, des jetables, diables en intraveineuse. Extraction, fabrication, consommation… Trois sommations. Par crainte de s’ennuyer, l’Homme-Qu’On-Ne-Voit-Jamais s’invente de nouveaux jeux espérant divertir la seule maîtresse qu’il se sache adorer : sa majesté Instinct de mort. Il checke d’un clic l’avancée de ses pions, des nuages de poison, l’asphyxie des poissons et s’en revient au club house pour parfaire son drive, perfectionner son putt, dans le seul luxe qui vaille : vivre loin des meutes. Et l’Amazonie s’étiole sous son Caterpillar. Et les nuages pleuvent l’acide sous les coups de boutoir de son placide, homicide, morbide, grand œuvre au noir. Et rien ni aucun n’échappe à cette soif inextinguible : cachalot, lynx, papillon ; il les cible, il les crible avant de retourner se branler sur la Bible qu’il a écrite pour eux, les Hommes-Qu’on-Voit-Partout, pour qu’ils croient dur comme fer qu’on survit au grand trou, inch’Allah, inch’Bouddah, Jehovah, Vishnu, et que si par hasard tout finissait par péter ils aient la certitude que c’était dans la soie. Les Hommes-Qu’on-Voit-Partout voient s’écrouler leurs vies de carton-pâte et se surprennent à poil dans les couloirs en ruines de leur vacuité à l’heure du grand blast. L’Homme-Qu’on-Ne-Voit-Jamais, lui, se montre enfin, se moquant de leur caste et de leur nudité mais rien de ce qui les anéantit ne le protège et son seul privilège, l’instant avant le néant, est d’avoir été, peut-être, le dernier être à sentir l’autan, l’été, la neige. |
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On ne voit plus nulle part Ceux-Qu’on-Voyait-Partout.
Et pas plus celui qu’On-Ne-Voyait-Jamais.
Dos à dos,
cendres pour cendres,
consumés sans comprendre
qu’à peine nés, nus et tendres,
ils allaient disparaître dans la grande équation
dont ils se croyaient les maîtres
et n’étaient au fond
que les deux inconnues.
Brûle Babel, brûle !
Sans hommes, plus d’Histoire.
Et sans Histoire nul passé,
nul espoir,
nul avenir.
Que la vie qui respire dans la noirceur du soir.
Et pas plus celui qu’On-Ne-Voyait-Jamais.
Dos à dos,
cendres pour cendres,
consumés sans comprendre
qu’à peine nés, nus et tendres,
ils allaient disparaître dans la grande équation
dont ils se croyaient les maîtres
et n’étaient au fond
que les deux inconnues.
Brûle Babel, brûle !
Sans hommes, plus d’Histoire.
Et sans Histoire nul passé,
nul espoir,
nul avenir.
Que la vie qui respire dans la noirceur du soir.